Le point sur les biotechnologies végétales
27/10/2023 | Agriculture et Agronomie
Marcel Kuntz
Biologiste
Marcel Kuntz est biologiste, directeur de recherche au CNRS, et essayiste. Il est Médaille d’Or 2017 de l’Académie d’Agriculture de France. Il est également enseignant à l’Université Joseph Fourier, Grenoble.
Auteur de « Les OGM, l’environnement et la Santé » (Ellipses), « OGM, la question politique » (PUG), « De la déconstruction au wokisme : la science menacée » (VA Edition).
L'essentiel
Les progrès de la biologie moléculaire ont permis depuis les années 70 des avancées considérables dans nos connaissances sur les caractères génétiques (ADN) et ont donné lieu à des applications pratiques basées sur le transfert de gènes d’un organisme à un autre (par exemple la production de médicaments par des bactéries « transgéniques »). Des oppositions sont néanmoins apparues, principalement sur la question des brevets. Ces derniers, par la protection intellectuelle des inventions, sont jugés indispensables par les biotechnologistes pour encourager l’innovation. Les opposants y voient eux une « appropriation du vivant ». La transgénèse végétale inventée en 1983 accroit le champ des possibles pour la sélection de nouvelles variétés de plantes cultivées. Elle suscitera également des oppositions sur le thème de la propriété privée des semences, qui restera peu médiatisée dans un premier temps.
A la faveur de la crise de la « vache folle » et des inquiétudes alimentaires qu’elle a suscitées à partir du milieu des années 90, les opposants aux biotechnologies ont trouvé une opportunité de sensibiliser le grand public à leurs idées politiques, en imposant médiatiquement la question des « risques ». Alors que les décideurs politiques, au niveau national comme au niveau européen, avaient anticipé par la législation la gestion des risques, ils ont été débordés par les opposants qui ont su former une puissante bien qu’hétéroclite coalition qui a largement étouffé les arguments scientifiques en faveur des biotechnologies végétales. Dans des pays européens où les dirigeants politiques étaient à l’origine favorables aux biotechnologies, comme la France et l’Allemagne, des reculs, puis des renoncements ont porté un coup fatal aux cultures de plantes transgéniques et à la recherche publique et privée dans ce domaine.
La réglementation européenne, qui était censée accompagner le développement des biotechnologies végétales, s’est révélée avoir des conséquences délétères dans la perception publique. En effet, cette réglementation a imposé le terme légal d’« organismes génétiquement modifiés » (« OGM »), c’est-à-dire un terme générique qui visait en fait une seule technologie (la transgénèse) pour la raison qu’elle est nouvelle. De plus, la définition légale d’un « OGM » fait appel au concept de non « naturel », alors que le transfert de gènes existe dans la nature. Cette définition a incité à penser que les « modifications génétiques » sont le produit d’une opération humaine entièrement inédite et contre-nature.
Au niveau européen, depuis 1998, aucune nouvelle autorisation de culture n’a obtenu un vote majoritaire des Etats-membres (mis à part une pomme de terre rapidement retirée du marché). La plupart des Etat ayant tendance à adopter des positions dictées par des considérations de politique intérieure, et non de suivre les avis de leurs agences scientifiques. Seules les importations sont autorisées, mais le parcours est long et coûteux. L’Europe a également tiré le frein au développement des OGM dans de nombreux pays tiers.
L’évènement majeur des dernières années est l’avènement des « nouvelles biotechnologies », aussi appelées « édition de gènes » ou « NGT ». Cette invention a rapidement suscité un vif intérêt par ses possibilités nouvelles pour la recherche. Elle est relativement simple à mettre en œuvre par rapport à d’autres techniques de mutagénèse (modifications des lettres de l’ADN). Les opposants aux « OGM » ont le même regard sur ces nouvelles biotechnologies. Au contraire, des Etats membres se sont inquiétés d’une nouvelle débâcle en Europe pour ces biotechnologies en raison d’une réglementation inadaptée. La Commission Européenne a présenté en juillet 2023 une proposition de loi sur les « NGT ». Les insertions d’ADN étranger (souvent les plus utiles) resteront soumises à la Directive européenne sur les OGM. Pour les autres, deux catégories seront créées en fonction de l’étendue de la mutagénèse, qui allègent soit fortement, soit plus modérément, les obligations imposées par la réglementation.
Le cadre idéologique de la proposition de la Commission reste postmoderne, c’est-à-dire ancré dans une utopie du « sans tragique » étendue aux risques technologiques (principe de précaution) au détriment de la puissance de l’Europe, et où la notion de Progrès s’est diluée.
Marcel Kuntz
Le point sur les biotechnologies végétales
Temps de lecture : 20 minutes
Que sont les OGM ?
« OGM » (« organisme génétiquement modifié ») est un concept juridique défini par une Directive européenne en 1990, afin d’encadrer l’utilisation de technologies utilisant la transgénèse (terme scientifique, contrairement à OGM). La transgénèse est en fait un ensemble de techniques qui impliquent des assemblages in vitro de briques du vivant (gène[1] ou partie de gène), suivis de leur intégration dans l’ADN[2] d’un organisme (de la même espèce ou d’une autre) afin d’« apprendre » à cet organisme à réaliser un nouveau « programme » génétique[3]. On transfère donc des gènes d’un organisme à un autre, d’où le terme « transgénèse ».
Avant l’invention de la transgénèse végétale[4], la sélection des plantes cultivées transférait également des gènes, principalement par des croisements sexués, mais était limitée par la possibilité ou non de croiser deux espèces. Par exemple, une espèce cultivée et une espèce « sauvage » qui porte un caractère génétique que l’on souhaite transférer dans l’espèce cultivée. La sélection des plantes a également depuis toujours tiré bénéfice de mutations[5], naturelles ou provoquées par l’Homme, afin d’accroitre la diversité des caractères génétiques et d’adapter les plantes cultivées à ses besoins. Depuis le Néolithique, l’Homme a également sélectionné de nouvelles espèces (maïs, blé, riz, etc.) apparues par croisements et mutations, qui n’auraient pas survécu dans la nature sans intervention humaine. La transgénèse accroit le champ des possibles. Certains la voient comme s’intégrant dans un continuum dans la sélection variétale des plantes. D’autres comme une rupture, porteur de plus de risques.
Les applications des biotechnologies en couleurs (avec ou sans transgénèse)
Rouges : directement liées à la santé humaine ou animale. Dans les années 1980, le premier produit commercialisé est l’insuline humaine produite par des bactéries transgéniques (on parle aussi de bactéries « recombinantes »). De nombreux autres ont suivi, dont les vaccins anti-Covid (qui ne fait pas appel à la transgénèse). Les applications médicales potentielles concernent aujourd’hui de nombreuses maladies.
Vertes : elles utilisent des plantes et peuvent impliquer diverses techniques de sélection variétale des plantes (avec ou sans transfert de gène). La transgénèse végétale, inventée en 1983, a ouvert de nouvelles possibilités : les premières applications ont concerné l’agriculture (en fournissant des options pour mieux désherber et de résistance à des ravageurs ou maladies), l’industrie agro-alimentaire (par exemple la composition des huiles) ou la santé (valeur nutritionnelle des aliments, dont le « Riz Doré » enrichi en pro-vitamine A).
Les avancées récentes en R&D permettent d’envisager une contribution importante des diverses biotechs vertes, en conjonction avec les pratiques agro-écologiques, sans oublier les technologies de l’information et la robotique entres autres, à la réalisation de divers objectifs : la poursuite de la réduction de l’impact environnemental de l’agriculture, une utilisation plus efficace des ressources (eau, azote, phosphore), la productivité (sans productivisme), la qualité des récoltes, et également d’adapter, lorsque nécessaire, les plantes de cultures aux nouvelles conditions climatiques.
Blanches : utilisent des microorganismes pour des productions industrielles impossibles à réaliser par la chimie.
La réglementation
La France établit dès 1986 par un arrêté, suivi d’une loi en 1992, la Commission du Génie Biomoléculaire afin d’encadrer l’utilisation de ces technologies (en fait, à cette époque, les essais au champ) ; les utilisations en milieu confiné furent du ressort de la Commission du Génie Génétique.
Aux Etats-Unis, en 1986, l’Office of Science and Technology Policy de la Maison Blanche publia le U.S. Coordinated Framework for the Regulation of Biotechnology, qui décrit la politique réglementaire fédérale globale visant à garantir la sécurité sanitaire et environnementale des produits biotechnologiques, sans entraver l’innovation. Ce cadre ne crée pas de loi nouvelle. Il n’implique pas de vote politique pour les autorisations.
En réponse à cette initiative états-unienne, l’Europe politique (CEE) considéra qu’il lui fallait aussi un cadre règlementaire, en l’occurrence deux premières Directives, du Conseil, l’une pour l’utilisation confinée de micro-organismes génétiquement modifiés (Directive 90/219/CEE, du 23 avril 1990), et l’autre relative à l’utilisation d’OGM dans l’environnement (Directive 90/220/CEE, du 23 avril 1990[6]). D’autres Directives et Règlements suivront[7].
Les maladresses de la réglementation européenne
On peut noter une première maladresse en terme de communication publique de la deuxième Directive qui parle de « dissémination volontaire » (terme anxiogène) alors que le but des évaluations des risques a toujours été d’éviter des « disséminations », dans la mesure du possible.
Un autre choix, qui aura ultérieurement des conséquences délétères pour les biotechnologies, est la mise sur orbite légale du concept d’« OGM » (qui ne figure pas dans le Framework états-unien) : un terme générique (les modifications génétiques sont banales dans la nature) est utilisé dans un sens restrictif, c’est-à-dire qui vise une technologie (la transgénèse) pour la seule raison qu’elle est nouvelle.
De même, la définition légale de ce qu’est un OGM fait appel au concept de non « naturel »[8], alors que le transfert de gènes existe dans la nature[9]. Le public non au fait des connaissances scientifiques en la matière a ainsi été induit en erreur, en l’incitant à penser que les « modifications génétiques » étaient uniquement le produit d’une opération humaine entièrement inédite et de plus contre-nature.
De quoi la France et l’Europe se privent-elles en conséquence de leurs réglementations qui les mettent en retard d’autres pays ?
L’agriculture française est plurielle : tous ses secteurs n’ont pas besoin des biotechs les plus récentes, mais certains n’ont pas intérêt à faire l’impasse a priori, notamment dans un contexte où les interdictions récurrentes de pesticides créent des difficultés pour mener certaines cultures. De manière générale, les biotechnologies ont les potentialités pour remplacer, au moins partiellement, l’agrochimie.
Le recours aux biotechs pourrait se faire plus pressant à l’avenir, à côté des technologies de l’information, de la robotique, de l’IA, etc., dans un contexte de réchauffement climatique.
La France a également un secteur semencier d’importance économique et stratégique. Il n’a pas pu prendre pleinement le train des biotechnologies (ou alors en se délocalisant).
Il faut noter que le premier handicap induit pas la réglementation européenne est le coût de l’évaluation des risques qu’elle impose (précautionnisme), qui devient hors de portée des petites entreprises et de la recherche publique.
L’historique des prises de positions pour et contre les « OGM »
Jusqu’au milieu des années 90, ni la presse, ni le public ne se sont réellement intéressés aux « OGM ». Une organisation de l’écologie politique comme Greenpeace avait mis en place au début des années 90 les structures pour une campagne anti-OGM en Europe, mais elle n’avait pas de « fenêtre de tir ». Celle-ci s’ouvrit à la faveur des inquiétudes alimentaires liées à la crise de la « vache folle », dont le début du traitement médiatique coïncida avec l’arrivée en Europe des premiers cargos de soja transgénique en provenance des Etats-Unis. Le 1er novembre 1996, la Une de Libération « Alerte au soja fou » est emblématique du lynchage médiatique des OGM, assimilant ces derniers à des pratiques productivistes, comme celles ayant conduit à l’épizootie dite de la « vache folle ».
Très rapidement, une puissante, bien qu’hétéroclite, coalition d’acteurs imposa les termes du débat : OGM = profit pour les seules « multinationales » + manque de recul, donc catastrophes sanitaire et environnementale certaines. Ces acteurs incluaient les organisations de l’écologie politique et altermondialistes (et plus généralement celles qui voulaient voir dans les OGM une « offensive du capitalisme mondialisé »), des organisations « paysannes » opposées à l’intégration de l’agriculture moderne dans l’économie de marché (voir Annexe 1), ainsi que des associations de consommateurs qui voyaient l’occasion de justifier leur rôle de protection des consommateurs supposés menacés par les OGM. Cette coalition inclut très tôt des enseignes de la Grande Distribution. Celles-ci n’avaient pas d’intérêt dans les biotechnologies et choisirent, par des postures anti-OGM actives, de redorer leurs images quelque peu ternies par les inquiétudes alimentaires de l’époque.
Face au thème « OGM = dangers », quelques scientifiques[10] tentèrent d’argumenter que la transgénèse n’était qu’une technique d’amélioration des plantes cultivées, qui s’inscrivait dans une longue histoire de sélection variétale par l’Homme, et qu’il fallait examiner les OGM au cas par cas.
Ce discours rationnel fut largement couvert par la puissance médiatique de celui des anti-OGM rompus à l’agit-prop, d’autant plus que les organismes de recherche abandonnèrent largement leurs positions initiales (et leurs investissements passés dans les biotechnologies végétales). De plus, certains scientifiques se rallièrent au combat anti-OGM (bien qu’isolés dans le monde scientifique, ils fournirent l’argument que « les scientifiques sont divisés »).
Les erreurs de communication de Monsanto (le leader des biotechnologies végétales) lui firent endosser, de manière irréversible, le costume de Grand Satan, pour le plus grand bénéfice du discours assimilant les OGM au « capitalisme » assoiffé de profit. Les semenciers français et la recherche publique en furent les premières victimes. Le syndicat agricole majoritaire (FNSEA) eut des positions ambigües, rechignant à défendre dans le cadre de la crise de la « vache folle » des positions pouvant être amalgamées au productivisme. De plus, la seule variété transgénique autorisée en Europe (maïs MON810), bien que plus efficace que les autres méthodes de lutte contre certains insectes ravageurs, plus simple d’utilisation pour l’agriculteur, et meilleure pour l’environnement (plus sélective) que les traitements par insecticide chimique, n’était défendue que par une minorité d’agriculteurs français (les insectes ravageurs concernés n’occasionnaient des dégâts majeurs que dans des zones limitées du territoire national).
Positionnement des politiques : du soutien des biotechnologies aux calculs électoralistes
Les partis politiques de gouvernement étaient à l’origine favorables aux OGM. Après un lobbying actif à Bruxelles dans ce sens, le gouvernement d’Alain Juppé signa un premier recul quant à l’autorisation d’un maïs résistant à des insectes (la perspective d’élections législatives suite à une dissolution en 1997 n’y était peut-être pas étrangère…). La Gauche Plurielle de Lionel Jospin eut aussi des positions fluctuantes, pour finalement être dominée par les positions anti-OGM des Verts.
On a pu constater un glissement des positions anti-OGM (au débat l’apanage de l’extrême-gauche[11] et des écologistes, ainsi que du FN) vers la Gauche, le Centre, puis la Droite. Dans ce dernier cas, ce fut un choix personnel politicien du Président Nicolas Sarkozy qui accepta de sacrifier les OGM comme paiement aux écologistes de leur cautionnement de son Grenelle de l’Environnement fin 2007 (le nucléaire civil ne devant pas être en débat). Les tractations menées par le Ministre de l’Ecologie Jean-Louis Borloo et sa Secrétaire d’Etat Nathalie Kosciusko-Morizet (NKM), avec l’aval élyséen via Chantal Jouanno (Conseiller développement durable à l’Élysée), qui ont scellé cette interdiction, eurent lieu avant l’ouverture du Grenelle[12], dont les débats sur les OGM furent donc une farce.
La législation européenne imposant de disposer de faits scientifiques nouveaux pour revenir sur une autorisation d’un OGM donné, le gouvernement, sous la houlette de NKM, décida début 2008 de les créer de toutes pièces[13]. Le Conseil d’Etat les retoqua, ainsi que l’agence scientifique européenne EFSA. La culture à petite échelle de maïs MON810 en France (qui aurait pu permettre d’avancer prudemment sur le chemin de la coexistence OGM – non OGM, comme en Espagne) fut néanmoins interrompue par les manœuvres gouvernementales. En 2014, François Hollande scella par une loi l’interdiction des cultures de maïs transgénique sur le sol français. Les débats à l’Assemblée sur cette loi furent aussi accompagnés de contrevérités, notamment au sujet de l’avis émis par l’EFSA (qui n’a jamais recommandé une interdiction en raison de risques non acceptables pour l’environnement)[14].
L’Allemagne a suivi un chemin similaire à la France : Angela Merkel, plutôt pro-OGM à l’origine, s’est résolue à leur interdiction pour sceller une coalition avec ses alliés bavarois (CSU) anti-OGM.
Au niveau européen, depuis 1998, aucune nouvelle autorisation de culture n’a obtenu un vote majoritaire des Etats-membres (mis à part une pomme de terre, après 13 ans de négociation, qui fut rapidement retirée du marché). La plupart des Etat ayant tendance à adopter des positions dictées par des considérations de politique intérieure, et non de suivre les avis de l’EFSA, ou de leurs propres agences scientifiques. Seules les importations sont autorisées, après un long et coûteux parcours d’évaluation des risques (seules les grandes sociétés peuvent en assumer le coût).
L’Europe a également tiré le frein au développement des OGM dans de nombreux pays tiers, soit par les restrictions d’accès au marché européen, soit par l’exportation de son concept non-scientifique d’« OGM » et sa réglementation précautionniste.
Quel est aujourd’hui l’état des lieux des partisans ou adversaires des OGM ?
L’évènement majeur des dernières années est l’avènement des « nouvelles biotechnologies ». Retour en arrière.
L’invention de la transgénèse végétale découle de travaux de microbiologistes qui étudiaient une maladie des plantes causée par la bactérie Agrobacterium tumefaciens (voir ci-dessus), pour s’apercevoir que cette bactérie était capable de « passer » des gènes à des cellules de plantes. Il fut ensuite montré qu’elle pouvait aussi transférer des gènes d’intérêt pour la recherche fondamentale ou biotechnologique.
De même, la découverte des possibilités de « réécriture de gènes » par le système actuellement le plus utilisé (nommé CRISPR[15]) découle d’observations de microbiologistes (à partir de 1993) d’un système de défense des bactéries contre des virus, qui implique des « ciseaux moléculaires » guidés contre l’ADN des virus. Ce système peut être détourné dans ce que l’on appelle les « nouvelles biotechnologies », ou réécriture de gènes ou édition de gènes ou NGT.
Si la transgénèse peut se comparer à une greffe (non pas d’organe, mais de gènes), les nouvelles biotechnologies s’apparentent à de la microchirurgie (de gènes). Cette dernière invention (2012-2013) a rapidement suscité un vif intérêt chez les scientifiques : elle offre des possibilités nouvelles pour la recherche et est relativement simple à mettre en œuvre par rapport à d’autres techniques de mutagénèse.
Aujourd’hui, de nombreux laboratoires publics ou privés misent sur ces nouvelles biotechnologies, en espérant qu’elles bénéficieront d’un allègement de la réglementation européenne (voir ci-dessous), comme cela est le cas dans d’autres pays. Les opposants aux « OGM » ont le même regard sur ces nouvelles biotechnologies qu’ils ont sur les OGM (voir détails dans l’annexe 1).
Quelles sont les potentialités qu’il conviendrait aujourd’hui de mettre en œuvre et comment pour rattraper notre retard ?
Le paysage mondial des inventions brevetées qui ont utilisé le système CRISPR est dominé par les Etats-Unis et la Chine, l’Europe est largement décrochée (voir annexe 4). La domination de la Chine est encore plus nette pour les inventions touchant aux domaines agricoles (deuxième figure de l’annexe 4). Cependant, pour ces dernières, si l’on examine les autorisations de culture et de mises sur le marché, les Etats-Unis restent aisément en tête[16] avec 76% de ces autorisations (toutes biotechnologies confondues). Cette étude montre également que les nouvelles biotechnologies n’ont pas remplacé la transgénèse, ni sous l’angle des brevets (ce qui reflètent les inventions en amont), ni pour les autorisations : les deux techniques apparaissent complémentaires (voir annexe 4, troisième figure).
En résumé, par une législation adaptée, les Etats-Unis ont su récolter les bénéfices des biotechnologies végétales, tout en maitrisant raisonnablement les risques. Dans une perspective de puissance, la Chine a investi massivement dans ces biotechnologies (avec cependant un frein au niveau des autorisations). L’Europe s’est engluée dans le précautionnisme, les querelles et tractations politiques. Il conviendrait de définir les innovations stratégiques pour l’Europe et la France, et d’encourager les projets de recherche qui permettront de les mettre en œuvre (la recherche en amont est aussi largement bloquée). Les deux problématiques majeures sont l’adaptation au réchauffement climatique et les impasses agricoles dues aux interdictions de pesticides, et plus généralement la réduction des intrants (donc les engrais).
Les initiatives politiques qui pourraient être envisagées
La bataille des OGM a été perdu sur le plan médiatique. Il est indispensable de se donner les moyens d’une communication qui puissent restaurer les faits dans l’esprit d’une majorité du public.
Il convient également de se donner les moyens de mettre fin aux violences contre les expérimentations (voir annexe 2).
L’Europe doit s’interroger sur l’idéologie qui l’a menée dans la situation actuelle (voir annexe 3).
Les événements récents sur les « nouvelles biotechnologies » en Europe
Dans son arrêt du 25 juillet 2018[17], la Cour de justice de l’Union européenne explique que selon le droit européen « les organismes obtenus par mutagenèse constituent des OGM et sont, en principe, soumis aux obligations prévues par la directive sur les OGM ». La Cour précise que « néanmoins, les organismes obtenus par des techniques de mutagenèse qui ont été traditionnellement utilisées pour diverses applications et dont la sécurité est avérée depuis longtemps sont exemptés de ces obligations ». Cela signifie que les « nouvelles biotechnologies », une forme de mutagénèse, doivent être soumis auxdites obligations (elles sont donc condamnées en Europe du fait des coûts induits et de la diabolisation liée aux « OGM »).
Inquiets de cet état de fait, certains Etats-membres ont demandé à la Commission européenne de rendre un rapport sur le sujet, ce qui fut fait en avril 2021[18]. Ce rapport brosse un paysage de bonne facture quant aux bénéfices et risques potentiels de ces technologies (appelées NGT, new genomic techniques). Il souligne les apports à la médecine et, en ce qui concerne les plantes, la contribution potentielle des NGT aux objectifs préétablis du « Pacte Vert » et de la « Stratégie de la Ferme à la Fourchette ». Le rapport souligne que « tout porte à croire que la législation applicable n’est pas adaptée à certaines NGT et à leurs produits et qu’elle doit être adaptée aux progrès scientifiques et technologiques » (traduction).
Un rapport officiel européen[19] avait déjà conclu en 2011 que « le cadre législatif [sur les OGM] tel qu’il fonctionne aujourd’hui ne répond pas aux besoins ou aux attentes, ni à ses propres objectifs » (traduction). On note cependant que le rapport de 2021 n’envisage pas de toucher à ce cadre pour la transgénèse, mais de l’« adapter » pour certaines NGT. On note également que dans la logique de l’arrêt de la CJUE évoqué ci-dessus, au sujet de ce qui est nouvelle ou ancienne mutagénèse (la ligne de partage n’a pas de base scientifique, mais est 2001 car c’est la date de la Directive européenne en vigueur sur les OGM), la Commission n’envisage pas de considérer la transgénèse végétale (inventée en 1983) comme désormais « traditionnellement utilisées pour diverses applications et dont la sécurité est avérée depuis longtemps ». L’Europe reste donc dans une impasse quant à la transgénèse.
La Commission Européenne a présenté le 5 juillet 2023 une proposition de loi[20] visant à alléger partiellement la réglementation sur les variétés végétales issues des NGT. Les insertions d’ADN étranger (souvent les plus utiles) resteront soumises à la réglementation sur les OGM. Pour les autres, deux catégories seront créées :
- NGT-1, pour les variétés présentant des modifications minimes du génome, jusqu’à l’insertion d’un maximum de 20 lettres d’ADN, ainsi que des délétions. Ces modifications génétiques sont jugées proches de celles qui pourraient intervenir naturellement (pour plus de détails voir 21). Ces variétés devront faire l’objet d’une déclaration descriptive, mais ne seront pas soumises à une évaluation des risques de type OGM.
- NGT-2, pour les variétés dont les modifications sont supérieures aux critères NGT-1. Ces variétés continueront à être évaluées selon les critères « OGM », éventuellement allégés.
Vu le blocage actuel, certains peuvent considérer que les propositions de la Commission sont une avancée. Elles restent cependant focalisées sur la méthode d’obtention d’un produit et non pas sur les qualités ou défauts du produit (dans son usage) ; ces derniers définissent en réalité les bénéfices et risques du produit.
Le cadre idéologique de la proposition de la Commission reste postmoderne (entres autres, la puissance de l’Europe n’est pas évoquée ; voir annexe 3), mais on note une petite prise de conscience du décrochage de l’Europe par la mention des « dépendances » constatées lors de la Covid et de la guerre en Ukraine.
Marcel Kuntz
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Annexe 1. Les motivations des organisations anti-OGM
Une opposition de principe aux brevets biotechnologiques est apparue dès la fin des années 70. Les opposants parlent d’une « appropriation du vivant ». Certains argumentent que les paysans qui ont depuis toujours sélectionné des variétés améliorées n’en ont jamais réclamé la propriété. La règlementation très particulière sur les brevets aux Etats-Unis et un nombre limité d’autres pays a été vue comme confirmant leurs craintes. En fait, en Europe, les brevets biotechnologiques protègent une invention (qui porte non pas sur « le vivant », mais qui intègre des briques du vivant) et non pas les variétés végétales. Ces dernières bénéficient d’une reconnaissance pour l’obtenteur via un certificat d’obtention végétale (COV), que la variété soit conventionnelle ou biotechnologique[22].
Que les agriculteurs peuvent être soumis au pouvoir de marché de certaines entreprises et mis en situation de dépendance par l’endettement sont des réalités, mais rien ne corrobore l’idée que les biotechnologies accroitront ces problèmes dans le cadre règlementaire européen, plutôt protecteur pour l’agriculteur. Il faut noter que le COV permet à l’agriculteur de ressemer une partie de sa récolte et cela est le cas aussi pour les lignées issues des biotechnologies[23].
Les opposants ont réussi par leur argumentation à réinventer le mythe de David (le petit paysan) contre Goliath (les « multinationales ») et a largement convaincre le public, en assimilant le cadre états-unien (où les agriculteurs ne sont généralement pas des petits David…) au reste du monde.
Annexe 2. Les violences contre la recherche et les agriculteurs : un problème non résolu
Pour la seule recherche publique, environ 80 actes de destruction d’expérimentation d’OGM (qui disposaient de toutes les autorisations légales) ont été répertoriés[24], principalement en France, Allemagne, Royaume-Uni et Suisse. La grande majorité concernait des expériences qui visaient à évaluer la sécurité des OGM. Ces destructions ne se sont pas limitées à des essais en champ (des expériences confinées ont également été détruites). Aucune destruction n’a pu être empêchée par des tentatives de dialogue initiées par les scientifiques. Dans un certain nombre de cas, la destruction de l’essai a été accompagnée d’autres dommages à des propriétés, de menaces ou de violence contre des personnes. Les essais au champ sont aujourd’hui quasi impossibles dans certains pays européens, dont la France (les rares essais envisagés sont délocalisés).
Le Royaume-Uni a su mettre un terme à ces destructions par une politique volontariste et poursuit aujourd’hui des essais de plantes issues des « nouvelles biotechnologies ». En France, les responsables politiques sont restés inactifs et la Justice s’est montrée clémente. Lorsqu’il n’y eut plus d’OGM à détruire, les opposants ont retourné leur vindicte vers des variétés issues de mutations (spontanées ou par mutagénèse active), qu’ils ont appelé des « OGM cachés » (la Directive OGM est ici aussi ambigüe dans le sens où elle définit la mutagénèse comme des « modifications génétiques » tout en excluant ses produits des obligations de ladite Directive). Des champs de production d’agriculture et des lots de semences ont ainsi été détruits (ce fut le cas aussi pour les maïs transgéniques MON810 au moment où leur culture était autorisée en France).
Annexe 3. Le contexte idéologique des risques en Europe
Après la Seconde Guerre mondiale, l’Europe libérée a voulu, légitimement, prévenir de nouvelles guerres et d’autres atrocités (génocides, totalitarismes). À partir des années 1970, la démarche est devenue idéologique : l’Europe a voulu éviter tout « tragique », et pour ce faire a choisi de renoncer à une ambition de grande puissance. Dans les années 1980, cette utopie du « sans tragique » s’est étendue aux risques technologiques et a donné naissance au principe de précaution[25]. Résultat inéluctable : pour éviter tout risque, on est prêt à renoncer aux bénéfices. Les biotechnologies des plantes et les OGM diabolisés illustrent cette dérive postmoderne (où la notion de Progrès s’est diluée), que l’on a aussi retrouvée sur le nucléaire civil et l’agrochimie.
Annexe 4. Le décrochage de l’UE par rapport aux Etats-Unis et la Chine
La figure ci-dessous (partie gauche), extraite d’une publication dans un journal scientifique[26], montre le nombre de brevets déposé par des laboratoires de différents pays sur des inventions basées sur les « nouvelles biotechnologies » utilisant la technologie CRISPR et de tous domaines d’applications (pour la médecine, pour l’industrie, l’agriculture, etc.). Le retard de l’UE (« Total Europe ») par rapport aux Etats-Unis et la Chine est clairement visible et concerne tous les pays européens pris individuellement. La Chine n’a pas inventé la technologie, mais a mené une politique volontariste, et est devenu le leader dans le domaine agricole (figure de droite).
La figure ci-dessous, extraite d’une autre publication scientifique[27], montre pour les brevets biotechnologiques dans le domaine agricole la part de la transgénèse et celle des « nouvelles biotechnologies » lors des années récentes. En faisant l’impasse sur la transgénèse, il est clair que l’UE n’investit plus dans des développements technologiques qui sont encore utilisés par d’autres pour des inventions, au risque d’acheter ces produits dans le futur (comme cela est le cas aujourd’hui) alors qu’ils auraient pu être inventés et développés dans l’UE.
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[1] Un gène est un segment d’ADN qui porte une information génétique donnée. L’expression de cette information est médiée par des protéines.
[2] L’ADN est le support chimique de l’information génétique (caractère observable héréditaire). Il est copié en ARN qui est ensuite traduit en protéine. L’ADN est une longue chaine qui comporte une succession de 4 lettres. La cellule lit ces lettres 3 par 3 au niveau de l’ARN afin d’assembler successivement chaque unité de base (acides aminés) des protéines. On parle aussi de chromosomes ou de patrimoine génétique.
[3] On parle aussi « d’exprimer » un caractère génétique.
[4] Les premières publications scientifiques, de chercheurs belges et états-uniens, décrivant des plantes transgéniques parurent en 1983.
[5] Mutation : tout changement ponctuel ou plus large dans les lettres de l’ADN. Ce phénomène naturel a permis l’Evolution des espèces et leur diversification (biodiversité). Le phénomène peut être accéléré par l’Homme (on parle alors de mutagénèse) afin de diversifier le patrimoine génétique des espèces cultivées.
[6] https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:31990L0220
[7] https://agriculture.gouv.fr/ogm-le-cadre-reglementaire
[8] Les différentes étapes de la transgénèse végétale sont copiées de ce qui se passe dans la nature, seule la mise en oeuvre dérive du génie humain. La technique la plus commune utilise la bactérie Agrobacterium tumefaciens qui est capable d’intégrer des gènes dans le patrimoine génétique des cellules de plantes pour en détourner les ressources à son profit. Pour la transgénèse végétale, l’on remplace les gènes utiles pour la bactérie par des gènes d’intérêt biotechnologique : la bactérie recombinante les transférera dans les cellules de plantes.
[9] Il existe des plantes naturellement transgéniques, comme la patate douce : http://www.ibmp.cnrs.fr/transferts-genetiques-naturels-des-plantes-ogm-partout/
[10] Voir par exemple les écrits de Catherine Regnault-Roger et d’Agnès Ricroch.
[11] A l’exception de Lutte Ouvrière.
[12] Jean de Kervasdoué http://ddata.over-blog.com/xxxyyy/1/39/38/37/Kervasdoue-Principe-de-Precaution.pdf Yves Thréard https://www.lefigaro.fr/debats/2009/02/12/01005-20090212ARTFIG00001-les-ogm-une-affaire-tres-politique-.php.
[13] Marcel Kuntz, OGM, la question politique (PUG)
[15] Les « nouvelles biotechnologies » ou réécriture de gènes ou édition de gènes ou NGT : comparable à de la micro-chirurgie (on parle de « ciseaux moléculaires ») pour modifier l’ADN de manière ciblée, in vivo. Les premières caractérisations qu’un tel système, ouvrant la voie pour son utilisation biotechnologique, furent apportées en 2012 par le laboratoire de Virginijus Siksnys (Vilnius University, Lithuanie) et par Emmanuelle Charpentier et Jennifer Doudna (University of California, Berkeley). En 2013, le laboratoire de Feng Zhang (Broad Institute of MIT and Harvard) montra que l’on pouvait ainsi « éditer » un génome, en l’occurrence de cellules souris et humaines. Charpentier et Doudna furent récompensées par un Prix Nobel en 2020.
[16] A.E. Ricroch et coll. https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/34537403/
[17] https://curia.europa.eu/jcms/upload/docs/application/pdf/2018-07/cp180111fr.pdf
[20] https://food.ec.europa.eu/plants/genetically-modified-organisms/new-techniques-biotechnology_fr
[21] Christophe Robaglia https://www.europeanscientist.com/fr/opinion/proposition-de-loi-sur-les-nouvelles-technologies-de-lamelioration-des-plantes-ce-que-lue-a-a-y-gagner/
[22] Bernard Le Buanec http://academie-technologies-prod.s3.amazonaws.com/2020/12/10/10/24/30/d8683ba8-e2a1-4ab4-8922-4d8f67911c6b/10Qsemences.pdf (voir aussi dans ce lien les réponses à d’autres questions au sujet des semences).
[23] Ce qui empêche l’agriculteur de ressemer c’est l’utilisation de variétés hybrides, qui doivent être repréparées chaque année.
[24] Marcel Kuntz https://www.tandfonline.com/doi/pdf/10.4161/gmcr.21231 (voir le poster explicitement anti-science affiché dans la serre du Cirad vandalisée).
[25] Marcel Kuntz. De la déconstruction au wokisme. La science menacée (VA Editions).
[26] Martin-Laffon, J., Kuntz, M. & Ricroch, A.E. Worldwide CRISPR patent landscape shows strong geographical biases. Nat Biotechnol 37, 613–620 (2019). https://doi.org/10.1038/s41587-019-0138-7
[27] https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S1871678421000881?via%3Dihub
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