IA et santé
02/07/2024 | Nouvelles technologies médecine
Jean de Kervasdoué
Economiste de la santé, membre de l’Académie des technologies
Jean de Kervasdoué a été chercheur, enseignant, haut fonctionnaire, créateur d’entreprise. Il fut notamment membre du cabinet du Premier ministre, Pierre Mauroy, puis directeur des hôpitaux au ministère de la Santé (1981-1986) et à ce titre à l’origine de plusieurs réformes. Consultant international, professeur invité à l’université Yale, il a publié de nombreux articles et ouvrages sur les systèmes de santé. Il est membre de l’académie des technologies et professeur émérite du CNAM et journaliste au Point.
L'essentiel
Alors que le monde découvre et innove dans le domaine de la santé, pour que les Français bénéficient de ces innovations il faut qu’elles passent toutes les étapes d’un long processus administratif qui consiste d’abord à les autoriser, puis à leur fixer un tarif de remboursement par l’assurance maladie. Toutefois, le processus ne s’arrêtera pas là car les techniques évoluent et leur tarif devra évoluer en conséquence.
Ainsi la puissance publique doit gérer des dizaines de milliers de produits, de types de séjour hospitalier et d’actes médicaux, classés dans 6 nomenclatures. Elle le fait avec retard dans l’opacité la plus complète, ce qui est à la fois coûteux et inefficace.
Les techniques de l’intelligence artificielle et des agents conversationnels peuvent grandement améliorer la gestion des techniques existantes, mais à leur tour elles changent la donne. Elles permettent d’analyser avec grande précision les soins donnés à chaque Français et ainsi de savoir s’ils ont reçu ce qu’ils étaient en droit d’attendre. Le jumeau numérique de chaque être humain n’est plus un être de science-fiction, mais une réalité en train de se constituer, notamment en France grâce à Dassault Système. Surtout, grâce aux bases de données existantes en France (un atout sous-utilisé), il est possible de conduire une véritable politique de santé décentralisée en analysant les soins reçus par les patients de toutes entités géographiques.
Les traitements de l’image médicale sont grandement améliorés par ces techniques qui ont une capacité d’analyse de bien supérieure à l’œil humain. Enfin, l’IA peut porter un diagnostic et proposer une thérapeutique. Sa qualité dépendra de son algorithme et du nombre de cas sur lequel le programme se sera entrainé. D’ores et déjà, on peut affirmer que l’entité médecin + IA est meilleure que médecin ou IA seuls.
Il ne semble pas que les administrations françaises se soient saisies de ces outils dont les bienfaits ne pénètrent en France que grâce et par les industriels de la santé.
La France peinait déjà à bénéficier pleinement de la manne de l’innovation médicale mondiale, celle d’avant les moteurs de recherche des agents conversationnels (les ‘chatbots’). Il n’est donc pas étonnant que ses instances dirigeantes, qu’elles soient administratives ou politiques, donnent, avec ces technologies, l’impression d’être dans la situation d’une poule qui a trouvé un couteau. Mais remontons d’une étape pour expliquer pourquoi elle avait déjà du mal à s’adapter au monde d’avant.
Jean de Kervasdoué
IA et santé
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La France n’est pas organisée pour inscrire sa politique de santé dans le monde de l’intelligence artificielle et des agents conversationnels. Elle ne manque pourtant pas d’atouts.
L’innovation médicale est mondiale
Dès le dix-huitième siècle, les académies des sciences et autres sociétés savantes échangeaient en permanence avec leurs homologues étrangers et nommaient des honorables « membres correspondants ». La science a toujours été internationale. Il est loin cependant le temps où leur langue était encore le Français, l’Allemand lui pris la place autour de 1850 et la garda jusqu’à la deuxième guerre mondiale, c’est aujourd’hui l’anglais ou ce qui en tient lieu, même pour les Chinois.
Le foisonnement scientifique mondial est considérable : plus de trois millions d’articles sont publiés chaque année dans les revues à comité de lecture dont environ 800 000 traitent de médecine ou de biologie fondamentale. Je passe pudiquement sur un des aspects de la déontologie médicale française qui émet l’hypothèse que chaque médecin, devant traiter ses patients en fonction du savoir de son époque, les a bien entendu tous lus ces articles en anglais et je reviens aux bienfaits de ce foisonnement de la connaissance.
Si l’agence européenne compétente n’approuve en moyenne que la mise sur le marché d’une quarantaine de nouveaux médicaments par an, si seule la moitié de ces molécules apportent une amélioration substantielle aux thérapeutiques préexistantes, l’industrie pharmaceutique a été capable en moins d’un an de produire un vaccin contre un coronavirus jusque-là inconnu. En outre, s’il y avait déjà 350 000 « applications santé » (Apps) téléchargeables sur un téléphone portable en 2020, quatre ans plus tard il y en aurait plus d’un million ! En 2020 toujours, il y avait déjà plus d’un million de dispositifs médicaux vendus en France ; ce serait aujourd’hui proche de deux millions.
Les progrès en imagerie, grâce aux techniques de traitement permises par l’intelligence artificielle, sont considérables : la machine distingue 600 nuances de gris alors que l’œil humain n’en perçoit qu’une quarantaine. La précision en matière de dépistage d’anomalies, qu’il s’agisse d’orthopédie ou de cancérologie, s’améliore donc grandement. Tous les opérés récents de la cataracte ont pu constater qu’il ne fallait plus que trois heures passées à l’hôpital pour procéder à cette merveilleuse opération. Il y a quarante ans, pour cette même intervention, la durée de séjour à l’hôpital était de dix jours. Depuis quelques années, l’immunothérapie soigne des cancers jusque là incurables… Les progrès sont nombreux et permanents.
Mais il ne suffit pas que les industriels du monde innovent, encore faut-il que les médecins français connaissent ces innovations, qu’ils soient autorisés à les utiliser et surtout que les techniques et traitements nouveaux soient remboursés par l’assurance maladie.
Il nous faut donc décrire en quelques mot le système actuel aussi opaque que complexe qui permet aux Français d’accéder, souvent gratuitement, au progrès technique, mais le plus souvent avec retard.
Actes, nomenclatures, tarifs : les bases de l’accès à l’innovation médicale en France
Si tout Français devine aisément que derrière tout médicament remboursé à 100%, il y a un tarif défini par l’assurance maladie qui va permettre de payer le pharmacien après délivrance de sa boite des médicaments, il sait moins comment cela fonctionne en chirurgie, en imagerie ou en biologie médicale. Dans tous ces cas, le principe est le même : chaque acte, type d’image ou d’analyse est d’abord autorisé par une instance gouvernementale, puis classé dans une nomenclature selon une cotation hiérarchique. Ainsi, en chirurgie, une transplantation de foie sera plus cotée que la réduction d’une fracture osseuse sans déplacement, simplement parce qu’elle est plus complexe et plus longue à réaliser.
Il existe cinq grandes nomenclatures :
- La classification commune des actes médicaux (CCAM) pour les actes réalisés par les chirurgiens, les radiologues et les médecins spécialistes quand ils réalisent un acte technique,
- La nomenclature générale des actes professionnels (NGAP) pour les médecins quand ils réalisent un acte clinique, les dentistes, les sage-femmes et les auxiliaires médicaux,
- La nomenclature des actes de biologie médicale (NABM),
- La liste des produits et prestations remboursables par l’assurance maladie,
- La liste des médicaments remboursés.
A ces cinq listes, il faut en ajouter une sixième, celle qui concerne le classement des hospitalisations en Groupes Homogènes de Séjour (GHS)[1]. Elle permet de classer les malades selon la cause de leur hospitalisation et de préciser comment l’hôpital ou la clinique sera remboursé après un séjour hospitalier qu’il s’agisse d’une cataracte, d’une prothèse totale de hanche ou d’une appendicectomie.
Il y a plusieurs milliers d’actes, plusieurs dizaines de milliers de produits médicaux et de médicaments, de l’ordre de 3 000 GHS ; beaucoup, beaucoup donc et encore nous n’évoquons pas ici toutes les « Apps » qui ne sont pas régulées, pas plus que les algorithmes d’aide au diagnostic ou à la prescription !
Les techniques mondiales évoluent en permanence, donc pour que ces nomenclatures vivent, et elles le doivent, il faut tout d’abord gérer les entrées (innovations) et les sorties (produits ou techniques obsolètes) de ces listes, en remarquant que si les industriels et les professionnels de santé poussent à l’entrée d’une innovation, personne ne souhaite la sortie d’un produit ou d’un acte obsolète, sauf quand a été décelé un danger véritable.
Donc, pour qu’un malade bénéficie d’une technique nouvelle, il faut non seulement qu’elle soit inscrite dans une de ces listes, mais aussi que son tarif soit défini. Autrement dit, le régulateur doit tenir compte à la fois de l’évolution de chaque technique et de ses éventuels gains de productivité. Ainsi, notamment en matière d’imagerie et de biologie, du fait des gains de productivité considérables des automates, le régulateur devrait revoir certains tarifs à la baisse pour que les Français, et non pas les professionnels de santé qui n’y sont pour rien mais reçoivent un tarif élevé bénéficient indument de ces gains de productivité. Ce ne fut pas le cas des laboratoires qui s’enrichirent indument durant l’épidémie COVID.
En revanche, notamment en chirurgie, des nombreux actes sont notoirement sous-cotés. De même, les faibles tarifs des médicaments français expliquent en partie des trop fréquentes ruptures d’approvisionnement : celui qui paye le moins n’est jamais le premier servi.
Si l’on voulait instaurer une transparence en la matière, la gestion de ces nomenclatures devrait être permanente et contradictoire. Au moins une fois par an à la fin mars, et si nécessaire plus fréquemment en cas d’innovations majeures, les autorités publiques devraient présenter aux parties prenantes (professionnels de santé, hôpitaux, associations de malades, industriels …) les révisions envisagées pour l’année n+1. Les parties prenantes auraient trois mois pour faire part de leurs commentaires et d’éventuelles contre-propositions, et en octobre, les autorités publiques publieraient les nomenclatures de l’année suivante. On en est loin, faute d’argent, d’expert, d’étude, de connaissances précises des usages réels les évolutions sont erratiques et difficilement compréhensibles. Il y a quatre ans, le responsable des études du Ministère de la santé déclarait d’ailleurs qu’au rythme ou allait la révision de la CCAM, il faudrait trois siècles pour y parvenir !
On est donc loin de l’administration américaine qui, dès 2018, autorisait la mise sur le marché d’un dispositif utilisant l’intelligence artificielle pour dépister la rétinopathie diabétique à partir des photos de la rétine.
La révolution de l’intelligence artificielle
Sont donc arrivées les nouvelles techniques de l’intelligence artificielle qui se nourrissent de données comme d’images et pourraient intervenir dans ce processus. En effet, la centralisation française lui donne un atout extraordinaire : à savoir : des données nationales quasi uniques au monde par leur qualité et leur exhaustivité. On connait en effet toutes les hospitalisations de tous les malades une année donnée ainsi que tous les produits, actes, consultations, médicaments remboursés par l’assurance maladie à chaque affilié à l’assurance maladie. Mais on ne les utilise pas ou si peu craignant, dit-on, la divulgation de données individuelles sensibles. Ce risque existe, mais il existe aussi de nombreuses parades techniques, la raison véritable est toute autre : les professionnels de santé craignent que leurs pratiques quotidiennes deviennent sinon transparentes du moins analysables.
Soulignons une évidence, l’intelligence artificielle se nourrit de données et, si l’on souhaite personnaliser ces applications, il est indispensable de collecter des données individuelles. En médecine, l’application ultime de ces techniques, est la conception déjà bien avancée, notamment par Dassault Systèmes, d’un « jumeau numérique ». Pour y parvenir, après modélisation du vivant, l’on associe pour chaque être humain ses données anatomiques, physiologiques et génétiques. L’objectif est de traiter chaque personne dans sa singularité en tenant compte des connaissances médicales universelles. Il faut donc aussi collecter des données individuelles.
Le risque de piratage de ces données augmente avec les applications nouvelles que permettent les techniques de l’intelligence artificielle, mais il faut prendre ce risque et utiliser des outils de protection encore plus puissants. La position française actuelle est frileuse et régressive ; elle frôle la paralysie. Très orwellienne, au nom de l’ouverture, les Gouvernements successifs ont progressivement fermé l’accès aux données nationales. Il y a quinze ans on pouvait encore obtenir une copie de la base exhaustive des hospitalisations françaises de l’année n-2. En 2023, son accès a été refusé au journal Le Point qui l’utilisait jusque-là pour son classement des hôpitaux. Pourtant cette base de données hospitalières – celles du PMSI (programme de médicalisation des systèmes d’information), associée à celle du SNIIRAM (système national d’information inter-régimes de l’assurance-maladie) qui, lui, collecte toutes les données de remboursement que les soins soient donnés en ville ou à l’hôpital – permet de connaître la nature des soins prodigués à chaque Français.
Cet atout est considérable, non pas pour savoir si Monsieur Dupont ou Madame Durand ont eu telle ou telle maladie, mais pour être certain que les Français atteints, par exemple, de maladie cardiaque, de cancer ou de maladie respiratoire ont bien reçu les soins qu’ils étaient en droit d’attendre. Autrement dit : la France dispose des données qui lui permettraient de mener une véritable politique de santé en regardant par région, département ou toute autre unité géographique, la prévalence des maladies et la réponse du système médical, souvent adaptée, pas toujours.
Au nom de la protection des données, une petite centaine de personnes, toutes dans les services de l’assurance maladie, ont seules le droit d’accéder à ces bases. Faut-il rappeler qu’en France, en 2023, 63 000 personnes environ sont mortes à la suite d’une erreur médicale et que le quart des admissions en urgence sont dues à des maladies iatrogènes[2] ?
Mais revenons aux potentiels de l’Intelligence Artificielle et à celle des agents conversationnels en santé.
Le premier est que ces techniques permettent enfin, à tous moments, à chaque professionnel de santé, d’accéder au savoir médical mondial. Ce bienfait a toutefois un autre aspect, lui plus révolutionnaire, l’agent conversationnel, informé des caractéristiques cliniques d’une personne, peut poser un diagnostic et prescrire une thérapeutique. Ceci suppose que les algorithmes soient fiables et les données de qualité, ce qui n’est pas encore toujours le cas ; d’où l’association souhaitée entre médecin et intelligence artificielle qui semble dès aujourd’hui surpasser la machine seule ou l’homme seul, fut-il très qualifié.
Outre l’aide au diagnostic, notamment en imagerie grâce à des machines qui « voient » mieux que l’être humain, l’assistance à la thérapeutique, la possibilité données à des personnes handicapées d’écrire et de se déplacer grâce à des puces électroniques implantées dans le cerveau n’est plus un rêve, les jumeaux numériques arrivent, enfin, les techniques de l’AI sont utilisées depuis plus d’une décennie par les chercheurs du monde entier pour le développement de nouveaux médicaments et de nouveaux vaccins.
En attendant, l’aversion au risque des Français, la fragmentation des structures du système de santé, comme celle de l’assurance maladie et des mutuelles, conduit à un non usage des données existantes. Ce terrible gâchis s’explique par l’évolution des élites administratives et médicales ou ce qui en tient lieu.
Il est normal que les politiques n’aient, dans le meilleur des cas, qu’une connaissance superficielle de ces techniques nées et développées pour la plupart outre-Atlantique et en Chine. Mais, qui, au sein de l’appareil d’état, se sent légitime pour attirer l’attention du Gouvernement sur l’importance de ces évolutions et lancer des projets ? Les seuls hauts fonctionnaires à la formation juridico-administratives qui semblent avoir montré que leur seule capacité se limitait à faire des règles de trois et à réagir à une succession de crise ? L’académie de médecine ? Les syndicats médicaux ? Les dirigeants de l’assurance maladie ?
Pour m’inspirer de Chateaubriand qui avait sagement choisi de dire du mal de personne parce que, selon lui, « il y avait trop de nécessiteux », je laisserai le lecteur répondre à cette question et constater seulement l’inadéquation de l’appareil d’état et celle de ses corps de hauts fonctionnaires pour traiter des questions du vingt et unième siècle.
Jean de Kervasdoué
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[1] Jean de Kervasdoué, l’Hôpital, Que Sais-je ? PUF, 6ème édition 2021.
[2] Se dit d’une manifestation pathologique due à un acte médical, spécialement à un médicament.
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