La stratégie électronucléaire
25/02/2024 | Questions énergétiques production et transition
Jacques Roger-Machart
Ingénieur et économiste, directeur chez EDF, ancien député, consultant en développement durable territorial.
Oliver Appert
Ingénieur général des Mines, ancien Directeur de l’IFPEN, Académie des Technologies.
Marc Fontecave
Chimiste, Professeur au Collège de France, Académie des sciences où il préside le Comité de Prospective en Energie. Son travail de recherche porte sur l’étude de dispositifs électrochimiques pour la valorisation du dioxyde de carbone et le stockage des énergies renouvelables.
Bernard Tardieu
Vice-président du pôle énergie de l’Académie des technologies.
L'essentiel
La stratégie de réduction de nos émissions de gaz à effet de serre produites par la combustion d’énergies fossiles suppose de se donner l’ambition de doubler environ nos capacités de production d’électricité non carbonée. L’électronucléaire est indispensable et pour le compléter un fort développement des énergies éoliennes ou photovoltaïques est souhaitable ; mais celles-ci seules ne peuvent suffire et leurs développements devront être arbitrés selon les coûts complets de chaque énergie.
Il convient de reconfigurer notre dispositif de supervision de la sureté sous l’égide d’une nouvelle Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection (ASNR). Il s’agit également à l’aval du cycle d’avancer sans plus tergiverser dans l’installation du « Centre industriel de stockage géologique » (Cigéo).
Le parc nucléaire déjà installé est en cours de « grand carénage » c’est-à-dire de rénovation et de modernisation des centrales nucléaires existantes en vue de prolonger leur durée de vie, voire augmenter légèrement leur puissance. Le budget alloué à ce programme par EDF s’élève à 55 Mds€.
Ce parc demandera néanmoins à être renouvelé et développé à terme. A cet égard le programme envisagé de 6 + 8 = 14 EPR2 – un modèle d’EPR reconfiguré pour requérir un génie civil plus facile à réaliser que ceux des EPR déjà en service ou en cours de construction à Flamanville et à Hinkley Point (UK) – est sans doute une ambition souhaitable pour un investissement total qui est aujourd’hui évalué à 67,4 Mds€ pour les 6 premiers groupes. Encore faudra-t-il qu’EDF s’avère capable de tenir les engagements de coûts et de délais de construction. La maîtrise de la gestion de grands chantiers est une compétence clé qu’EDF doit impérativement retrouver : la dernière centrale a été mise en service en 2004 (Civaux) tandis que le chantier de Flamanville a été une grave contre référence. La première centrale prévue à Penly sera un test déterminant à cet égard.
Il convient également de construire un premier démonstrateur du petit réacteur français Nuward de 2 x 170 = 340 MW ; si celui-ci s’avère faisable à un coût raisonnable, il pourra non seulement être destiné à des pays tiers pour y remplacer des centrales thermiques dont les réseaux plus petits que le nôtre ne peuvent supporter de gros EPR, mais pourquoi ne pas envisager aussi nombres d’applications en France ? Il faudra donc rapidement préciser le marché visé, qui détermine une partie les technologies pertinentes à développer.
Reste qu’il convient encore de préparer une nouvelle génération de réacteurs dits à « neutrons rapides » (RNR) dont nous avons malencontreusement interrompu les premières expérimentations (Superphénix en 1997 et Astrid en 2018) car il n’y a pas de nucléaire durable sans 4ème génération. Ceux-ci permettront d’utiliser comme combustible l’uranium naturel 238 dont les disponibilités sont abondantes et non de devoir tirer du minerais le seul isotope 235 dont la disponibilité s’épuisera vers la fin du siècle. Un tel projet d’intérêt planétaire est certes dans nos compétences mais nécessiterait un budget de développement, de quelques 50 Mds€ à nouveau, que nous devrions tenter de partager avec d’autres partenaires, certains pays européens voire aussi le Japon.
Tout ceci représente une démarche industrielle et financière très ambitieuse. Cela nécessite la mise en place par l’exécutif de mécanismes rigoureux d’évaluation technique et d’information approfondie. Il convient également de soumettre sans plus tarder cette stratégie à l’approbation de la représentation nationale.
Outre la satisfaction de répondre aux besoins en énergie du pays, il faut également avoir l’ambition de rééquilibrer notre balance commerciale en exportant une part de notre électricité non carbonée à nos voisins et de placer notre industrie nucléaire comme maitre d’œuvre de la construction de centrales en pays tiers.
Jacques Roger-Machart, Olivier Appert, Marc Fontecave et Bernard Tardieu.
La stratégie électronucléaire
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L’ambition d’un doublement de nos capacités de production d’électricité en 2050
L’objectif de réduire drastiquement nos émissions de CO2 pour approcher la neutralité carbone en 2050 comme nous nous y sommes engagés au sein de l’UE suppose de substituer aux consommations actuelles d’énergies carbonées – charbon, pétrole, gaz –de l’électricité non carbonée lorsque cela est technologiquement et économiquement faisable.
Pour la mobilité des personnes, la voiture électrique remplacera progressivement la motorisation thermique tandis que les transports collectifs ferroviaires à motorisation électrique filaire continueront de se développer. Les cars et bus comme les transports de marchandises feront également appel à la motorisation électrique, voire pour en prolonger l’autonomie, à l’hydrogène produit par électrolyse. Le transport aéronautique fera nécessairement appel à des combustibles de synthèse e-SAF (en anglais, sustainable aeronautic fuel), de même sans doute que le transport maritime. Les productions de biens et de services soumis aux dispositifs européens d’échange des quotas d’émissions (UE-SEQE) élargis aux mesures « Fit for 55 » réduiront leurs usages de combustibles fossiles devenus trop couteux en leur substituant des process électriques ou à l’hydrogène. La production de chaleur pour l’habitat bénéficiera des pompes à chaleur électriques.
Bref les besoins en l’électricité se développeront très significativement. A cet égard nous proposons de se fixer l’ambition du doublement à 2050[1]. A noter que c’est aussi l’objectif affiché par la Suède et le Royaume-Uni, par exemple. C’est ce qui sera nécessaire pour satisfaire sans risque de pénurie aux besoins du pays et au développement de nos industries, voire à des exportations vers nos voisins.
Il s’agira donc de plus que doubler notre puissance installée dans la mesure où les EnR auxquelles on fera appel sont intermittentes et ne produisent au mieux qu’à 40% pour l’éolien offshore et moins de 15% pour le photovoltaïque
Comment y répondre ?
- Nos potentialités de production hydro-électriques sont déjà exploitées pour l’essentiel ; seules quelques capacités de stockage supplémentaires peuvent être envisagées par installation de nouvelles STEP – stations de transfert d’énergie par pompage – qui permettront de mieux valoriser les ENR intermittentes ainsi que des augmentations de capacité de certaines des installations actuelles.
- Les ambitions pour l’éolien terrestre doivent rester modérées en raison des réticences de plus en plus fortes des élus ruraux. Quant à l’éolien offshore qui suscite des réticences moins fortes le potentiel évoqué sera très difficile à atteindre compte tenu des difficultés d’accéder à des financements.[2]
- Concernant le photovoltaïque, l’ambition affichée suppose des surfaces disponibles pour leur installation : les friches industrielles, les ombrières de parking, les toits de bâtiments publics ou de résidences privées seront insuffisants. Et si l’on tient à ne pas trop artificialiser les terres agricoles, des solutions d’agrivoltaïsme seront nécessaires dont les coûts au MWh produit seront plus élevés.
Il est maintenant clair que le scénario à « 100% de renouvelables » est un mythe qui serait trop coûteux, intenable techniquement (sans refonte des réseaux électriques et sans solution de stockage massif) et qui entrainerait des restrictions sévères de consommation ; même habillées par des discours vertueux sur la sobriété, dont souffriraient particulièrement les « précaires énergétiques », ce n’est pas notre option !
La production électronucléaire est indispensable et s’appuiera sur :
- la modernisation du parc existant,
- le développement de nouvelles centrales de 3ème génération
- puis sur des RNR – réacteurs à neutrons rapides – pour renouveler à terme nos ressources en uranium combustible.
Quant à la fusion nucléaire que vise le programme international ITER à Cadarache ses perspectives ne sont que pour la fin du siècle.
Conforter notre dispositif de sureté nucléaire
L’ambition et la diversité des projets de relance du nucléaire que nous allons évoquer supposent en priorité de conforter notre dispositif de sûreté nucléaire.
Son caractère « bicéphale » actuel avec, d’une part, l’Autorité de sureté nucléaire (ASN), d’autre part l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), est singulier comparé à beaucoup d’autres pays nucléaires où les Autorités disposent de leur propre expertise technique. Cela réduit la crédibilité scientifique de l’ASN qui manque de compétences propres pour assurer sa mission et entraine une mauvaise communication.
Après une première initiative du Gouvernement présentée précipitamment qui avait suscité des contestations, un nouveau projet de réforme est depuis revenu plus abouti, fruit des travaux préalables de l’Opecst, d’une dizaine de consultations formelles et d’un an de concertation sociale. Il conduira à la fusion de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) et de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) au sein d’une Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection (ASNR). En outre est prévu le repositionnement du Haut-commissaire à l’énergie atomique (HCEA), désormais chargé du Conseil de politique nucléaire (CNP), qui est transféré du CEA vers le Premier ministre. A ce stade le Sénat l’a adopté avec une quarantaine d’amendements et le projet sera bientôt examiné par l’Assemblée Nationale.
Il nous semble qu’à l’issue de cette navette parlementaire le nouveau dispositif de sureté devrait répondre de manière satisfaisante aux besoins de modernisation et de prolongation de la durée de vie du parc existant, du développement de nouvelles centrales et à superviser les projets du futur. L’Office Parlementaire d’Evaluation des Choix Scientifique et Technologique (OPECST) pourrait utilement être impliqué dans ce dispositif.
Le « grand carénage » du parc nucléaire actuel
Notre parc nucléaire installé est aujourd’hui constitué de 54 réacteurs, plus bientôt sans doute enfin Flamanville. Les plus anciens de 900 MW ont atteint l’âge de 40 ans ce qui a valu aux deux groupes de Fessenheim d’être déclassés alors que l’on aurait pu les remettre aux normes de sureté requises par l’ASN comme on a maintenant entrepris de le faire pour les trente-deux tranches de 900 MW, les vingt de 1 300 MW, les quatre de 1 450 MW, selon le programme dit de « grand carénage ». Chaque centrale reçoit une autorisation de fonctionnement pour 10 ans ; à l’issue de ces 10 années, une visite décennale est organisée pour effectuer des contrôles et confirmer le niveau de sûreté de l’installation ; si tous les contrôles sont satisfaisants, l’ASN peut donner une autorisation de fonctionnement pour une nouvelle période de 10 ans.
Les problèmes à caractère générique rencontrés ces dernières années de corrosions sous contrainte – qui avaient entrainé l’arrêt de plusieurs réacteurs en pleine crise énergétique de la guerre en Ukraine – sont maintenant traités par EDF avec l’aval de l’ASN à l’occasion de ces opérations de « grand carénage ».
Les groupes pour lesquels on a déjà procédé à toutes les opérations de reconversion ont maintenant une perspective de durée de vie à 60 ans et il est même envisagé d’aller au-delà à l’horizon de 80 ans comme cela se fait maintenant aux Etats-Unis. Un tel horizon change significativement la donne, en ce qu’il laisse plus de temps pour le remplacement du nucléaire historique, permettant de mieux assurer les nombreux chantiers en perspective.
A noter que, malgré le budget important actuellement prévu de 55 Mds€, ce programme permettra de rénover notre parc nucléaire existant pour un coût évalué à 42 € par MWh significativement plus compétitif que les diverses énergies renouvelables, dont le coût réel doit intégrer le besoin de nouveaux réseaux électriques, de capacités de stockage d’énergie et de capacités pilotables en raison de leur intermittence. Il n’y a aucun doute que si EDF est capable de mener à bien ce programme comme prévu et si l’ASN donne son autorisation pour chaque fois 10 ans de prolongation de fonctionnement, ce sera la solution la plus économe.
A noter en outre qu’EDF envisage d’augmenter de 4 à 5 % la puissance unitaire des réacteurs existants, ce qui pour le total actuel des 61,4 gigawatts installés pourrait conduire à une nouvelle capacité équivalant à au moins un nouveau groupe. C’est d’ailleurs ce qui est entrepris aux Etats-Unis et en Belgique.
En ce qui concerne les débats politiques sur le nucléaire en France, il semble qu’un large accord s’exprime aujourd’hui sur la pertinence de ce « grand carénage » du parc installé.
Les perspectives de nouveau nucléaire à l’horizon 2050
Malgré l’urgence d’engager profondément et durablement la substitution aux consommations d’énergies fossiles d’une électricité non carbonée, un programme d’installation de nouvelles puissances nucléaires n’est pas encore politiquement acté par la représentation nationale.
Alors que le 27 novembre 2018, le président Macron avait annoncé la fermeture de 14 réacteurs nucléaires (sur 58) d’ici 2035, trois ans et demi plus tard, lors d’un discours à Belfort le 10 février 2022, il indique : « Je souhaite que six EPR2 soient construits et que nous lancions les études sur la construction de 8 EPR2 additionnels. »
Nous alertons pour notre part sur ce qui nous semble être une fuite en avant mal assurée : jusqu’à présent, à l’exception des deux groupes réalisés à Taïshan par les Chinois, les chantiers d’EPR de Olkiluoto 3 en Finlande, de Flamanville en France, de Hinkle Point C chantier au Royaume-Uni, ont tous rencontrés ou rencontrent encore de grosses difficultés de réalisation. Ainsi le plus récent, celui de Hinkley Point C, subit des retards et des dépassements de coût[3] … Nous estimons qu’il convient d’exiger de la part d’EDF plus de crédibilité dans ses prévisions de budgets et de délais des EPR2 comparés aux EPR.
A cet égard, l’optimisation du génie civil est peut-être l’enjeu prioritaire de la nouvelle dynamique. L’EPR2 reste dimensionné pour les mêmes situations accidentelles que les EPR précédents : même pression d’accident interne de 5,5 bars, prise en compte de la même chute accidentelle d’un avion militaire ou commercial. La différence la plus visible est le remplacement de la double enceinte par une enceinte unique qui assure les deux missions de protection contre l’accident interne et contre l’agression externe. L’épaisseur de l’enceinte unique est égale à 1,80 mètres. Le liner métallique est identique à celui des précédents EPR. Globalement, l’objectif de simplification du génie civil de l’enceinte du bâtiment réacteur a été atteint. L’adaptation des surfaces de certains bâtiments annexes et la simplification des planchers et des trémies des bâtiments concernés a également été effectuée.
Le progrès et l’intérêt de l’enceinte unique de l’EPR2 est de fournir un volume de béton supérieur qui permet de mieux distribuer les ferraillages dans les zones très denses et de réduire le temps de mise en place des ferraillages.
Reste que le fait de partir avec une nouvelle conception de l’enceinte, donc de la sécurité primaire, une nouvelle ingénierie avec de nouveaux logiciels et un nouvel entrepreneur est préoccupant. EDF devra faire preuve des capacités nécessaires d’expertise et d’autorité pour mener la Maitrise d’Ouvrage et la Maitrise d’Œuvre.
Si donc nous pensons qu’il convient de s’engager sans tarder dans les deux groupes prévus à Penly, le bon déroulement de ce chantier conditionnera la suite du programme. On sait déjà qu’il devrait représenter un investissement d’au moins 67,4 Mds€ pour les 6 premiers groupes, ceci sans compter le coût à prévoir des provisions pour le démantèlement, la gestion des déchets radioactifs, comme la couverture des aléas, soit un total de quelques 10 Mds supplémentaires. Quant à s’engager tout de suite dans la poursuite de 8 groupes supplémentaires cela nous parait tout à fait prématuré.
Les commandes internationales, telles les 6 groupes envisagée en Inde ou le projet de Sizewell C sur la côte ouest de l’Angleterre, seront d’autres références qui pourraient conduire à crédibiliser la filière et à réaliser de significatives économies d’échelle.
Le petit réacteur modulaire français Nuward, en cours de développement pour la construction d’un démonstrateur de deux groupes de 2 X170 MW, est une autre perspective significative. Il est actuellement envisagé de le proposer en pays tiers notamment aux membres de l’UE pour des installations se substituant à des centrales thermiques au charbon et/ou pour développer de nouvelles puissances sur des réseaux électriques de plus petite taille que le nôtre ne permettant pas d’envisager des EPR de forte puissance (1.650 MW) ; il sera très coûteux en investissement initial et demandera à être réalisé en nombre pour en amortir le coût. Lui donner une configuration européenne nous parait à cet égard nécessaire. Mais il pourrait aussi permettre de diversifier la réponse à des besoins en France, soit pour de grosses consommations localisées par exemple pour de gros industriels ou des réseaux de chaleur collective, voire en série sur un site nucléaire en substitution d’un groupe EPR2 projeté.
S’agissant des perspectives d’autres petits réacteurs SMR, les initiatives foisonnent dans l’hexagone mais à ce stade ce ne sont encore que des projets papiers qui sont loin d’être des perspectives concrètes. Ils dénotent la richesse des idées et les talents susceptibles d’être mis en œuvre dans notre pays. Reste que de nouveaux problèmes de sureté seront à traiter s’ils doivent se localiser près de leurs clients et se posera la question de leur financement ; une économie de taille moyenne comme la nôtre ne peut se permettre de disperser les finances publiques dans trop de directions différentes. Il faut s’assurer que la propriété intellectuelle dont disposent nos entreprises sera bien protégée. Des financements privés seraient-ils envisageables venant par exemple d’acteurs majeurs de l’industrie pétrolière ? Ces projets complexes et risqués doivent faire l’objet d’une évaluation scientifique et industrielle approfondie.
La question des déchets
Les 60 GW du parc actuel modernisé plus les quelques 20 GW supplémentaires envisagés en EPR2 continueront d’accroître le volume de déchets nucléaires en particulier ceux de « Haute Activité et à Vie Longue » qui doivent être stockés en toute sécurité sur le long terme. Il convient donc de ne plus tergiverser pour aménager le « Centre industriel de stockage géologique » (Cigéo) et son laboratoire souterrain à Bure (Meuse/Haute-Marne) qui sera la réponse attendue : le stockage en couche géologique profonde consiste à déposer les colis de déchets dans des ouvrages souterrains creusés dans un milieu géologique imperméable présentant des caractéristiques favorables en termes de stabilité géologique, d’hydrogéologie, de géochimie et de comportement mécanique et thermique. A noter que ce stockage pourra être réversible : cela veut dire que les générations suivantes auront la possibilité de modifier ou d’optimiser, à mesure des progrès techniques, tel ou tel dispositif de l’installation. Les conteneurs de déchets pourraient être éventuellement repris si l’on décidait de leur appliquer d’autres choix de gestion. Cette réversibilité pourra être maintenue pendant une longue période – une centaine d’années, voire plus si les futurs décideurs le jugeaient opportun – tout en permettant qu’à terme le stockage soit progressivement « fermé » et devienne une installation passive ne faisant plus l’objet d’intervention.
Le nucléaire du futur
Les perspectives évoquées ci-dessus sont pertinentes pour le moyen terme. Mais il est également indispensable de préparer le plus long terme pour s’assurer de la durabilité ou mieux la soutenabilité des options prises.
Or la quasi-totalité des réacteurs actuellement en exploitation dans le monde repose sur une technologie de fission d’U235. C’est un atome qui ne se trouve qu’en petite proportion (environ 0,5%) dans le minerai naturel d’uranium constitué à plus de 99 % d’U238. Pour être utilisé comme combustible, celui-ci doit être « enrichi » en U235 ; c’est ce qui est fait en France par l’usine de Pierrelatte : pour produire un kilogramme d’uranium enrichi à 4% d’U235, il faut « appauvrir »[4] de l’ordre de 9 kilogrammes d’Uranium Naturel. Les besoins de notre parc actuel, accru selon le programme et les projets internationaux envisagés, épuiseraient vers la fin du siècle les ressources en minerai uranium auxquelles nous avons accès … Tandis que la fusion nucléaire à laquelle est consacré le projet international ITER n’est qu’une perspective encore éloignée.
Les réacteurs à neutrons rapides (RNR) – qui seront aussi de 4ème génération au regard de la sûreté et de la sécurité – constituent la solution unique pour rendre le nucléaire durable. En effet ils présentent un intérêt majeur dans la gestion des matières nucléaires : ils brûlent la quasi-totalité (jusqu’à 96%) de la ressource uranium, et permettent de mieux recycler les combustibles usés, produisant de ce fait moins de déchets. Sur le plus long terme, ils offrent la possibilité de réduire la quantité et la radiotoxicité des déchets. En particulier ils peuvent utiliser comme combustibles les stocks actuels d’uranium appauvri et de plutonium et multi recycler leur propre combustible usé pendant toute leur vie sans consommer d’uranium naturel. Les ressources en combustible seraient ainsi assurées pour plusieurs milliers d’années. Il faut bien insister sur le fait que la fermeture du cycle du combustible est une condition indispensable au développement d’un nucléaire durable, assurant une gestion rationnelle de la ressource combustible et des déchets.
Le modèle de RNR le plus mature est un réacteur utilisant du sodium liquide comme fluide caloporteur de l’énergie : le RNR-Na. Le retour d’expérience de ces réacteurs est important, notamment en France qui a exploité Phénix, Superphénix et a conduit pendant 10 ans le projet Astrid préfigurant les RNR de quatrième génération (RNR GenIV) !
C’est pourquoi les décisions d’abandonner cette filière, avec l’arrêt de Superphénix en 1997 et du projet Astrid en 2018, nous ont fait perdre l’avance que nous avions dans le monde en ces compétences précieuses pour l’avenir. Ce fut sans doute une grande erreur !
Il est aujourd’hui nécessaire de redémarrer un programme pour avancer dans la construction de réacteurs de 4è génération avant la fin du siècle, d’initier et de soutenir la R&D sur le nucléaire du futur afin de préparer l’émergence en France des réacteurs à neutrons rapides (RNR) innovants de quatrième génération (GenIV), qui constitueront une solution d’avenir et dont l’étude se poursuit activement à l’étranger, de prendre en compte dans ce programme tous les aspects scientifiques du recyclage du combustible associés aux réacteurs, incluant la gestion des déchets radioactifs
La première des urgences est donc le cycle du combustible pour lequel deux actions doivent être menées sans tarder :
- réaliser la mise à niveau des usines de retraitement de la Hague et de celle de Melox sur le site nucléaire de Marcoule pour la production de combustible MOX, constitué d’un mélange d’oxydes d’uranium et de plutonium,
- préparer le remplacement de ces deux usines au début de la décennie 2040. Ce remplacement pourrait être l’occasion de faire évoluer les installations à la fois pour rendre le procédé davantage résistant à la prolifération et permettre le multi-recyclage dans les réacteurs à neutrons rapides.
Compte tenu du caractère planétaire de la crise climatique entrainant de grands besoins en énergies non carbonées dans tous les pays, nous pensons qu’il faut donner à notre industrie électronucléaire les moyens de progresser à nouveau dans la maitrise de cette technologie RNR et nous positionner comme champion international. Mais le budget nécessaire pour développer un démonstrateur RNR est considérable pour un pays déjà excessivement endetté comme la France et dont on a vu que les projets nucléaires dépassent déjà les 150 Mds€ à moyen terme. Aussi nous considérons qu’il convient de rechercher des partenariats internationaux (autres pays européens, Japon) pour partager un tel investissement et si possible y apporter une contribution technologique ou industrielle.
Ce devra être une mission donnée au CEA sous l’égide du Ministre en charge de l’énergie en s’adressant tout d’abord à nos partenaires européens de l’Alliance pour le nucléaire ainsi qu’au Royaume-Uni qui, outre la Suède et la Finlande, est celui le plus susceptible d’apporter une contribution technologique et industrielle à une telle démarche. Il conviendra de sécuriser le foncier afin de développer ces unités dans des lieux favorables.[5] On devra aussi s’interroger sur le statut règlementaire de l’uranium appauvri et du plutonium.
Conclusion
La mise en œuvre d’une telle stratégie ambitieuse demandera de mobiliser des budgets, on l’a vu, très considérables. Comme cela a été fait dans le passé pour la réalisation du parc nucléaire existant, il reviendra sans doute à EDF de procéder par emprunts, garantis par l’Etat pour en rendre les taux acceptables.
Quant aux financements de l’éolien offshore et du photovoltaïque, dont les volumes respectifs dépendront de leur coût complet de développement, ceux-ci seront essentiellement assurés comme actuellement sur appel à projets de la CRE.
Ce qui veut dire que le consommateur français sera appelé à supporter dans la durée des hausses de tarifs significatives pour rembourser ces emprunts. Comparé à nos voisins européens nos prix de vente de l’électricité sont très inférieurs, ce qui nous donne une certaine marge relative. Encore faudrait-il que l’Etat ne renouvelle pas cette aberration de taxer la consommation d’électricité en exonérant les énergies fossiles comme il vient de le faire !
Tout ceci représente une démarche industrielle et financière de grande ampleur qui ne peut résulter de simples élaborations technocratiques comme il en fut du précédent programme nucléaire jamais complétement porté par l’opinion. Bien qu’un projet de loi ait été annoncé pour traiter de notre stratégie de renouvellement nucléaire qui devait être soumis au Parlement fin 2013, le Gouvernement tergiverse et en retarde la présentation tandis que les acteurs de l’électronucléaire – EDF, sa filiale Framatome, leurs équipementiers et sous-traitants – peinent à en afficher les délais et le coût.
Il est indispensable que le Gouvernement donne maintenant suite aux recommandations du rapport parlementaire sur le nucléaire et que sa stratégie soit soumise sans tarder à la représentation nationale ! Les débats éclaireront les choix.
Jacques Roger-Machart, Olivier Appert, Marc Fontecave et Bernard Tardieu.
[1] Cette ambition d’un doublement en 25 ans n’est en rien utopique si l’on se rappelle que pendant les « trente glorieuses » la croissance de la production électrique doublait tous les 10 ans !
[2] cf. notre note « L’éolien offshore dans un trou d’air » : https://progressistes-socialdemocratie.eu/leolien-offshore-europeen-dJans-un-trou-dair/
[3] Coûts et dépassements qui seront supportés par EDF-Energy (UK) lequel s’est engagé sur un financement « corporate » garanti par sa maison-mère, c’est-à-dire EDF-France, elle-même endettée à quelques 50 Mds€ …Reste que le prix de vente de l’énergie négocié au CFD (contract for difference) est de 92. 5 £ / Mwh 2012, indexé sur l’inflation, soit £ 140 – 145 £ / Mwh en 2030 ce qui devrait limiter les pertes.
[4] Après processus d’enrichissement, le sous-produit Uranium appauvri contient presqu’exclusivement de l’Uranium 238 : 99,7% d’U238 et 0,3% d’U235.
[5] Par exemple, Nuward ne doit pas être installé à Marcoule sur le site du CEA initialement dédié au projet Astrid, comme ce pourrait être décidé prochainement. Il a sa place à côté de l’une des 19 centrales nucléaires françaises et Marcoule doit rester le site de développement de l’innovation pour la filière RNR.
Enfin un discours qui prend en compte l’intérêt national et non de minables calculs politiciens et électoraux tels que ceux effectués par les gouvernements successifs depuis de nombreuses années.
Puisse ces perspectives être mises en œuvre rapidement par un service public de l’énergie faisant barrage à toutes les spéculations honteuses dont les consommateurs sont victimes.