Les défis actuels de la transition énergétique dans la Péninsule Ibérique : quels enjeux pour son voisin français ?

Dorian de Kermadec

Dorian de Kermadec

Ingénieur

Dorian est ingénieur de l’ENSEEIHT et titulaire d’un Mastère Spécialisé en Ingénierie et Gestion du Gaz de l’Ecole des Mines de Paris. Il travaille depuis 20 ans dans le secteur de l’énergie, d’abord dans l’approvisionnement et le trading de gaz naturel avec Gaz de France / Engie à Paris puis à Madrid ; ensuite chez AFRY Management Consulting à Madrid comme consultant auprès des grands investisseurs du secteur de l’énergie en Europe et en Amérique Latine. En septembre 2023 il a rejoint BBVA, toujours à Madrid, pour appuyer la banque et ses clients dans le financement de la transition écologique, et en particulier des nouvelles technologies propres.

L'essentiel

En Espagne et au Portugal, le déploiement rapide des énergies renouvelables est aujourd’hui menacé par le manque de cohérence entre la volonté politique d’une part, l’appétit des investisseurs et la réalité du marché d’autre part. Pour mener à bien la transition énergétique de la Péninsule, il est primordial que les gouvernements établissent des trajectoires réalistes de manière à limiter ces incohérences, car elles pourraient démobiliser les investisseurs en infrastructures solaires, éoliennes ou de stockage, pour qui l’absence de garanties de revenus est de plus en plus préoccupante ; ou encore décrédibiliser les décideurs politiques à cause de l’absence de résultats.

Dans le jeu européen, le gouvernement espagnol actuel se range plutôt du côté des anti-nucléaires, à contre-courant de l’évolution de l’opinion et de la réalité technique et économique : il serait souhaitable que le gouvernement se penche à nouveau sur le futur du nucléaire pour envisager la prolongation de la vie des réacteurs actuels, ou du moins pour proposer un calendrier d’abandon plus réaliste accompagné de mesures concrètes qui permettent de limiter les incertitudes pour les acteurs du secteur – car ces incertitudes sont un frein à la transition.

Le renforcement de l’interconnexion électrique entre la France et la Péninsule Ibérique est indispensable à une décarbonation optimale de leurs économies : il est crucial que les gouvernements français et espagnol créent les conditions qui permettront que l’accroissement de la capacité d’interconnexion électrique entre les deux pays devienne une priorité, en favorisant les discussions – et les accords – politiques et la coopération entre les opérateurs de réseaux de part et d’autre des Pyrénées. Car une Péninsule Ibérique très connectée avec la France permettra de créer, à long-terme, un espace de marché électrique unique dans lequel d’immenses capacités renouvelables et un grand parc nucléaire offriraient une énergie décarbonée et compétitive à plus de 120 millions de citoyens et à leurs entreprises.

Il existe en Espagne – comme au Portugal – un risque de bulle autour de l’hydrogène renouvelable à laquelle le gouvernement participe à sa façon en appuyant un scénario très optimiste de développement d’hydrogène propre. De plus, ce projet-pays, qui veut faire de l’Espagne un leader de l’hydrogène renouvelable qui l’exporterait vers la France et l’Europe du Nord, se heurte aux efforts français pour imposer à l’Europe l’hydrogène « rose » (produit à partir d’électricité nucléaire) comme vecteur de décarbonation, au même titre que l’hydrogène renouvelable. En effet, l’Espagne voit dans cet hydrogène rose un frein à ses ambitions car plus la France produit d’hydrogène décarboné, moins l’Espagne pourra exporter le sien.

Dorian de Kermadec

Les défis actuels de la transition énergétique dans la Péninsule Ibérique : quels enjeux pour son voisin français ?

Temps de lecture : 24 minutes

Alors que la prise de conscience globale au sujet du réchauffement climatique a convaincu la plupart des nations du monde d’inscrire la transition énergétique et la décarbonation de l’économie parmi leurs priorités, l’Espagne affiche des ambitions très fortes pour accélérer sa transition et se positionner comme un leader des nouvelles énergies propres, en mettant en avant des atouts évidents : des ressources renouvelables (irradiation solaire, vents) exceptionnelles et un secteur de l’énergie national précurseur en matière d’énergies renouvelables, avec des champions nationaux qui sont devenus des références mondiales, en particulier Iberdrola qui a développé depuis plus de 20 ans une stratégie agressive autour des renouvelables et de l’électrification et qui est le modèle que beaucoup (y compris en France) voudraient copier.

Le gouvernement de gauche au pouvoir depuis 2019, formé autour du Parti Socialiste Ouvrier Espagnol (PSOE) avec Pedro Sánchez à sa tête, a très clairement identifié les enjeux de cette transition écologique/énergétique en donnant un rôle majeur au nouveau Ministère pour la Transition Écologique et le Défi Démographique (le Miteco) et à la ministre en charge, Teresa Ribera.
Une des premières missions du Miteco a été de rédiger et proposer en 2020 le Plan National Intégré Énergie-Climat 2030 (PNIEC) espagnol (comme tous les pays membres de l’UE, selon les termes du Règlement 2018/1999 du Parlement et du Conseil de l’Europe), et de proposer en juin 2023 une actualisation de ce plan.

Il ne fait aucun doute que le plan imaginé par le gouvernement espagnol – plan qui ne devrait pas changer significativement avec le prochain gouvernement qui naîtra des accords entre partis suite aux élections générales de juillet 2023 – est ambitieux et cherche à montrer une voie accélérée pour la décarbonation de l’Espagne, en accord avec la politique européenne ; mais de nombreux experts et analystes l’ont critiqué pour être irréaliste. Et effectivement, sur un certain nombre de sujets cruciaux pour la transition énergétique de l’Espagne, le PNIEC élaboré en 2020 et sa mise à jour de 2023 proposent un scénario peu crédible (certains experts parlent de « science-fiction »), très éloigné de ce que le secteur serait en mesure mettre en oeuvre ; ce qui crée inévitablement une certaine confusion et aussi de la défiance à l’égard du gouvernement quant à sa capacité à créer les outils réglementaires nécessaires pour avancer vers une économie « net zéro ».

Sans entrer dans les détails du PNIEC espagnol, nous partageons dans cette note quelques commentaires à propos des principales incohérences entre la vision politique et la réalité technique et économique du secteur concernant ceux qui sont les « hot topics » de la transition espagnole vue depuis la France :

  • Le déploiement massif de nouvelles capacités renouvelables ;
  • L’arrêt progressif du parc nucléaire espagnol ;
  • Les interconnexions électriques avec la France ;
  • La création d’un secteur espagnol de l’hydrogène renouvelable.

Nous discuterons enfin brièvement de la situation au Portugal, assez comparable à celle de son voisin, même si l’absence de centrale nucléaire et un isolement géographique plus prononcé créent un contexte différent.

Le déploiement renouvelable en Espagne : comment créer les conditions pour l’entrée massive de nouvelles capacités en évitant la surchauffe ?

L’Espagne bénéficie de zones venteuses et d’une irradiation solaire exceptionnelle sur une grande partie de son territoire, et à ce titre peut prétendre à devenir le premier producteur d’énergie solaire en Europe. L’organisation territoriale de l’Espagne – où dans de nombreuses régions la population est concentrée dans des noyaux urbains, laissant de vastes espaces naturels inoccupés et souvent semi-désertiques ou désertiques – se prête mieux au déploiement de grandes infrastructures renouvelables que celle d’autres pays comme la France.

Les gouvernements successifs l’ont bien compris, et depuis longtemps l’appui politique à l’installation massive de panneaux solaires et de parcs éoliens a été fort, y compris dans les années 2000 quand ces technologies étaient bien plus chères qu’aujourd’hui. Les développeurs de projets ont pu bénéficier d’aides publiques très importantes pour développer les premiers parcs, faisant de l’Espagne le nº1 mondial de l’installation de panneaux solaires durant quelques années.

Alors que la capacité solaire installée s’est stabilisée autour de 5 GW dans la décennie 2010 (principalement à cause de l’arrêt des investissements suite à la crise financière de 2008), la baisse rapide des coûts de la technologie et l’attrait des investisseurs pour l’Espagne a fait qu’à partir de 2019 l’inauguration de nouvelles fermes solaires s’est accélérée pour atteindre un total de 8 GW installés fin 2019, et près de 25 GW fin 2022 (en prenant en compte les fermes à grande échelle mais aussi l’énergie solaire distribuée). Et ceci alors que la capacité éolienne installée est proche de 30 GW, qu’il y a 7 GW de réacteurs nucléaires, 20 GW de capacité hydraulique et 26 GW de cycles combinés au gaz naturel (CCGT).

Sachant qu’en Espagne la demande d’électricité en pointe se situe généralement entre 30 et 35 GW (le record de demande en 2022 a été de 38 GW), on comprend que le système espagnol bénéficie d’une surcapacité qui, si elle apporte une sécurité d’approvisionnement évidente, peut aussi mettre en danger la viabilité économique des unités de production. En effet, dans un marché électrique marginaliste, le prix de l’énergie est fixé par l’offre de la dernière unité nécessaire pour satisfaire la demande. Et quand toute la demande peut être satisfaite par des unités de génération non flexibles (solaires, éoliennes et nucléaires[1]) qui offrent à un prix proche de zéro lorsque le marché est excédentaire, ce qui ne fait pas les affaires des générateurs.

Et c’est bien ce que l’on observe de plus en plus fréquemment depuis fin 2022 : alors que la demande d’électricité reste à des niveaux comparables à ceux des années précédentes (les effets tant espérés de l’électrification de l’économie, notamment via le déploiement des véhicules électriques, des pompes à chaleurs pour les bâtiments ou de la production d’hydrogène renouvelable, tardent à se faire sentir), l’accélération de l’installation de panneaux solaires crée une situation où, de plus en plus souvent, les prix de l’électricité sont très bas en journée (typiquement au-dessous de 15 €/MWh), ce qui pénalise directement les producteurs d’électricité opérant des unités non flexibles. À cela s’ajoute des « curtailments » techniques[2] de plus en plus fréquents.

Malgré cette situation de marché préoccupante pour les acteurs du secteur, il semblerait que de nombreux investisseurs aient maintenu leur décision de démarrer en masse de nouvelles capacités solaires dans les prochaines années (les experts prévoient autour de 5 GW additionnels en 2023, et à nouveau 3 à 5 GW en 2024), ce qui ne peut qu’aggraver la situation actuelle car sans croissance de la demande, il est probable que la surcapacité solaire engendrera de nombreuses heures à prix zéro et un risque économique croissant.

Si des investisseurs ont pris la décision discutable de déployer de nouvelles capacités solaires malgré un panorama peu engageant (i.e. des prévisions de prix capturé[3] très basses), c’est peut-être par méconnaissance de la situation, mais c’est aussi parce que le gouvernement, dans le PNIEC livré à la Commission Européenne en 2020 mais surtout dans sa révision de 2023, donne une vision extrêmement optimiste de la capacité renouvelable devant être installée, puisque l’objectif affiché est aujourd’hui de 76 GW de solaire en 2030 (contre 25 GW aujourd’hui). Cet objectif correspond à (i) une prévision d’augmentation de la demande importante, (ii) une réduction de la capacité nucléaire (cf. section suivante) mais aussi (iii) à la mise en place de nombreux mécanismes permettant à cette capacité de s’intégrer au système, en particulier à travers des mesures visant à flexibiliser la demande, à développer des capacités importantes de stockage électrique (batteries et hydro réversible) et en investissant massivement dans les réseaux de transport électrique qui permettront l’intégration de ces nouvelles capacités.

Concernant l’augmentation de la demande due à l’accroissement de l’électrification de l’économie et au développement de l’hydrogène, il ne fait aucun doute que cela devrait arriver… mais peut-être pas aussi vite que ce que prévoit le gouvernement.

Nous discuterons de la réduction de la capacité nucléaire dans la section suivante.

Et pour ce qui est de la mise en place des mécanismes qui permettent de rendre possible l’intégration d’un tel volume de capacité solaire additionnelle, la majorité des experts sont d’accord pour dire qu’il est hautement improbable que les infrastructures nécessaires (le stockage d’énergie pour répartir l’énergie solaire produite en journée, les nouvelles lignes de transport électriques, etc.) soient prêtes pour intégrer 73 GW de capacité solaire d’ici à 2030. En effet, le temps de développement de projets de cette envergure (études, décision d’investissement, achats et construction) ne le permettra pas.

De plus, le phénomène “not in my backyard” autour des installations renouvelables, qui avait épargné décideurs politiques et investisseurs en Espagne jusqu’à récemment, prend une ampleur nouvelle. Les méga fermes solaires occupant 1000 ha (comme le projet Nuñez de Balboa en Estrémadure, ou le projet Mula dans la région de Murcie) seront de plus en plus difficiles à développer… et les deux films espagnols les plus remarqués de 2022, As Bestas et Alcarràs, ont pour toile de fond les problèmes liés à l’emprise des installations renouvelables dans les paysages ruraux espagnols.

→ Il existe donc en Espagne un risque important autour des objectifs de déploiement des énergies renouvelables, lié au manque de cohérence entre la volonté politique d’une part et l’appétit des investisseurs et la réalité du marché d’autre part. Pour mener à bien la transition énergétique dans les années/décennies qui viennent, il est primordial de réduire ces incohérences, car elles pourraient être la source de nombreux problèmes qui pourraient compromettre le processus : par exemple en démobilisant les investisseurs pour qui l’absence de garanties de revenus est de plus en plus préoccupante, ou en décrédibilisant les décideurs politiques à cause de l’absence de résultats – ce qui pourrait faire le jeu des partis pour qui cette transition n’est pas une priorité. Le gouvernement espagnol doit donc travailler à corriger ces incohérences, en définissant une trajectoire réaliste et en mettant rapidement en place les mécanismes régulatoires qui permettront de la réaliser.

L’arrêt échelonné du nucléaire en Espagne entre 2025 et 2037 : un changement de position du gouvernement souhaitable pour le salut de la transition

À sa prise de fonction en 2019, le gouvernement espagnol de Pedro Sánchez a pris l’engagement de réduire graduellement la capacité de production nucléaire de l’Espagne à partir de 2027, en visant un arrêt définitif de la dernière tranche en 2035.

Alors qu’en France les arguments anti-nucléaires sont généralement portés par un courant écologiste « vieille école », qui depuis les années 1970 porte une vision catastrophiste du nucléaire civil qui représenterait un risque insoutenable pour la société et pour l’environnement – et qui serait indissociable du nucléaire militaire en favorisant la prolifération d’armes atomiques –, en Espagne la situation est différente. Si le gouvernement actuel a pris cet engagement, c’est parce qu’il existe une vision partagée par certains partis politiques (plutôt classés à gauche) et par certains acteurs du secteur (des entreprises, des investisseurs, ou certains consultants) selon laquelle en Espagne les énergies renouvelables peuvent tout, et qu’il n’est pas nécessaire de maintenir en activité des réacteurs nucléaires qui sont chers et qui présentent un risque pour la santé publique.

En effet, selon les détracteurs espagnols de l’énergie nucléaire, les abondantes ressources renouvelables dont le pays bénéficie, associées au coût toujours plus compétitif des technologies renouvelables (solaire et éolien principalement), font que le nucléaire sera vite économiquement obsolète. D’où la vision du gouvernement.

Or, ces dernières années ont vu un revirement important de l’opinion en Europe concernant le nucléaire civil. Ceci est en grande partie dû à la prise de conscience générale sur la nécessité de réduire les émissions des gaz à effet de serre, faisant du nucléaire une partie de la solution. Ce cheminement de pensée s’observe aussi à Bruxelles, où le nucléaire était au départ exclu des plans de décarbonation (sous la pression des États Membres qui n’avaient pas de réacteurs, ou de ceux qui avaient prévu de sortir du nucléaire comme l’Allemagne) ; mais le nucléaire revient petit à petit en grâce dans les textes de l’UE, parce que c’est effectivement une énergie décarbonée, mais aussi parce que de plus en plus de décideurs ont acquis la conviction que sans le nucléaire il est impossible de s’approcher de l’objectif « net zéro » en 2050.

Les arguments raisonnables/raisonnés en faveur du nucléaire sont multiples, on peut citer par exemple :

  • Le risque lié à la gestion des déchets, confinés et en petite quantité, n’est pas un risque majeur, et dans tous les cas il n’est pas plus important que le risque lié aux émissions de CO2 (qui lui n’est pas confiné) qui résulteraient de la combustion de gaz naturel dans les cycles combinés qui devront fonctionner pour pallier l’intermittence des renouvelables en l’absence du « baseload » nucléaire ;
  • S’il est vrai qu’un MWh nucléaire coûte bien plus cher à produire qu’un MWh solaire ou éolien, cet argument ne vaut pas à l’échelle d’un système entier. Car en l’absence d’une tranche nucléaire produisant en « baseload », il faudrait pour la remplacer installer non seulement des renouvelables d’une capacité égale ou supérieure (probablement bien supérieure pour pallier les fluctuations d’ensoleillement ou de vent) mais aussi des systèmes de stockage à grande échelle permettant de stocker l’énergie renouvelable et la restituer en fonction de la demande (y compris la nuit et en l’absence de vent) ainsi que des lignes de transport électrique permettant d’intégrer toutes ces nouvelles installations renouvelables au système. Le résultat est que remplacer des tranches nucléaires par des renouvelables est finalement bien plus onéreux pour l’économie, malgré la compétitivité évidente des technologies renouvelables ;
  • Pour finir, à l’heure où se pose la question de l’accès aux ressources (en particulier aux minéraux) nécessaires à la transition, il est important de noter que les renouvelables sont bien plus intensifs en matériaux par MWh produit que le nucléaire civil.

De plus, il semble que le gouvernement espagnol n’ait pris aucune mesure concrète (ajustement de l’approvisionnement en combustible à long-terme, financement du démantèlement des réacteurs) pour mettre en marche le plan de déconnexion des réacteurs espagnols à partir de 2027.

Pour toutes ces raisons, peu d’analystes du secteur trouvent crédible le plan du gouvernement, et beaucoup pensent – au vu des points cités ci-dessus et du revirement d’opinion en faveur du nucléaire – que le plan sera significativement retardé, et sûrement totalement révisé en cas d’alternance politique, si une telle alternance intervenait avant l’implémentation concrète du plan actuel. En effet, le Parti Populaire Espagnol (PP), qui est la principale force d’opposition au gouvernement actuel[4], se démarque du gouvernement en proposant dans son programme une extension de la vie des réacteurs espagnols ; il s’agit d’ailleurs de la principale (unique ?) différence significative entre les programmes des deux principaux partis PSOE et PP en ce qui concerne la politique énergétique.

Si Pedro Sánchez et la plateforme de gauche au pouvoir depuis 2019 se maintiennent au gouvernement pour les quatre prochaines années (scénario le plus probable à ce jour après les élections générales de juillet 2023), il est possible que les deux réacteurs de la centrale d’Almaraz (1 GW chacun) soient stoppés avant la fin de la décennie. Le Parti Populaire pourra difficilement empêcher cette initiative depuis l’opposition, et du côté des entreprises il n’y a pas de soutien très explicite à l’énergie nucléaire. En effet, Iberdrola et Endesa (le second contrôlé par l’italien Enel), les deux principaux opérateurs du parc nucléaire espagnol, sont conscients que les bénéfices économiques d’une technologie qui est par essence politique (de par son coût, ses risques et le temps long des décisions qui lui correspondent) ne peuvent être garantis que par des mécanismes de rétribution fixés par le gouvernement. Il s’agit donc d’un risque régulatoire sans doute difficile à gérer, et donc peu attrayant. Malgré tout, si Iberdrola peut envisager de vivre sans son parc nucléaire espagnol grâce à son immense capacité de production renouvelable (en particulier hydraulique), sans ses centrales Endesa pourrait se retrouver dans une situation moins enviable car l’équilibre production-demande de son portefeuille serait très affecté ; en d’autres termes, Endesa pourrait être plus favorable qu’Iberdrola à une politique d’extension de la vie du parc nucléaire espagnol.

→ Dans le jeu européen, le gouvernement espagnol actuel se rangerait donc plutôt du côté des « anti » (i.e. dans le camp de l’Allemagne), quand il s’agit de l’énergie nucléaire, à contre-courant de l’évolution de l’opinion et de la réalité technique et économique qui s’impose avec l’effort de décarbonation. Il serait raisonnable – et souhaitable – que le gouvernement se penche à nouveau sur ses objectifs concernant le futur du nucléaire en Espagne. Il pourrait s’agir de revoir radicalement sa position sur le nucléaire en envisageant une extension de la vie des réacteurs actuels pour faciliter la transition ; ou alors de rester sur la même ligne, mais en proposant un calendrier d’abandon plus réaliste accompagné de mesures concrètes qui permettent de limiter les incertitudes pour les acteurs du secteur, car ces incertitudes sont un frein à la transition.

Les interconnexions électriques avec la France : de vraies avancées politiques, mais des objectifs difficilement tenables

Les interconnexions électriques entre pays membres de l’UE sont considérées par tous les experts comme un élément fondamental pour la réussite de la transition énergétique de l’Union. Il s’agit en effet d’éviter la surinstallation de capacités renouvelables, en « partageant » les capacités installées. L’interconnexion entre la France et l’Espagne est un cas d’école : vue d’Espagne, elle permet d’exporter vers la France un excès d’énergie solaire produite en journée (excès qui peut déjà être observé) et donc de mieux la valoriser, et d’importer la nuit un possible excès de production nucléaire française décarbonée.

Le groupe de conseil AFRY et Iberdrola ont réalisé entre 2020 et 2021 une étude approfondie qui visait à modéliser le chemin économiquement optimal pour la décarbonation totale du secteur de l’énergie européen en 2050. En ce qui concerne les interconnexions, le rapport public de cette étude[5] concluait qu’il faudrait presque tripler les interconnexions existantes en Europe pour une décarbonation optimale ; c’est aussi vrai pour l’Espagne, qui devrait passer de 6 GW d’interconnexions actuelles avec la France et le Portugal à 17,5 GW en 2050, la capacité additionnelle (+11,5 GW) devant être presque totalement construite avec la France.

L’accroissement de la capacité d’interconnexion électrique entre la France et l’Espagne est donc indispensable, mais comme tout projet d’interconnexion il est rendu complexe par la dimension politique qui lui correspond, mais aussi par le défi technique qu’il représente.

La dimension politique tient au fait qu’il y a des coûts importants à partager de part et d’autre de la frontière[6], et qui doivent être soigneusement évalués car bien évidemment la valeur économique d’une interconnexion n’est jamais la même pour les deux parties. Mais elle tient aussi au fait que les intérêts ne sont pas les mêmes en France et en Espagne : par exemple, il est peu probable que les développeurs solaires français soient favorables à une interconnexion massive avec l’Espagne, car elle réduirait la valeur de leurs projets ; de la même manière, les opérateurs de centrales au gaz en Espagne ne verront pas d’un bon oeil que l’on puisse augmenter l’importation d’énergie nucléaire française pendant la nuit, car cela réduira l’opération de leurs centrales. A cela il faut ajouter l’impact environnemental de ce type d’infrastructures, qui sera l’objet de plus ou moins de résistance dans chaque pays. En somme, un projet d’interconnexion peut mobiliser de nombreux groupes d’intérêt très divers dans chaque pays, qui auront plus ou moins de poids dans les décisions de leurs gouvernements respectifs.

Quant au défi technique, il est lié au fait qu’il s’agit d’infrastructures à grande échelle, qui peuvent rencontrer des difficultés sérieuses pendant leur construction (en zone montagneuse, ou offshore dans le cas du projet Golfe de Gascogne), mais aussi plus récemment des difficultés liées à l’approvisionnement des matériels nécessaires : en effet, l’accès aux câbles électriques et aux transformateurs (nécessaires à la construction d’une interconnexion) devient de plus en plus complexe car la transition énergétique à l’échelle globale fait que les carnets de commande des fabricants sont remplis pour de nombreuses années.

Dans le cas précis du projet d’accroissement de l’interconnexion France-Espagne pour atteindre les 5 GW (projet Golfe de Gascogne), il semblerait que le volet politique ait abouti récemment, car un accord a été annoncé en mars 2023 sur la répartition des coûts du projet (54% pour l’Espagne et 46% pour la France), et ce après de nombreuses années de tractations. Reste à voir si le volet technique permettra d’atteindre l’objectif annoncé d’une capacité opérationnelle en 2027/2028, objectif que les experts considèrent hautement improbable, étant donné la difficulté d’accès aux matériels. Un début d’opération en 2031 semble plus raisonnable et fait consensus dans le secteur.

La proposition de révision du PNIEC espagnol publiée en juin 2023 envisage, au-delà du projet Golfe de Gascogne, deux autres interconnexions onshore traversant les Pyrénées (Aragon-Pyrénées Atlantique, et Navarre-Landes) qui ajouteraient ensemble 3 GW de capacités additionnelles aux 5 GW qui devraient être en opération après la mise en service de Golfe de Gascogne, et permettraient d’atteindre 8 GW d’interconnexion à terme. Le document indique que ces projets sont en « phase de définition » et mentionne un objectif de mise en service en 2030.

Cet objectif est totalement irréaliste, car les volets technique et politique de ces projets sont très peu avancés (même s’ils apparaissent dans la liste des Projets d’Intérêt Commun de l’UE, que certains accords régionaux transfrontaliers ont été signés, et que des études préliminaires ont été conduites par les opérateurs de réseaux RTE et Red Eléctrica). D’autant plus que, de l’avis de certains experts, il sera sans doute nécessaire d’attendre la mise en service du projet Golfe de Gascogne (probablement vers 2031, comme discuté plus haut) pour observer son impact opérationnel sur les réseaux français et espagnol avant de prendre une décision définitive sur la construction de nouvelles interconnexions. Par conséquent une mise en service de ces nouvelles infrastructures vers 2040 semble plus réaliste.

→ Malgré tout, il est crucial que les gouvernements des deux pays créent les conditions qui permettront que l’accroissement de la capacité d’interconnexion électrique entre la France et l’Espagne devienne une priorité, en favorisant les discussions – et les accords – politiques et la coopération entre les opérateurs de réseaux. Car une Péninsule Ibérique très connectée avec la France pourrait permettre de créer, à long-terme, un espace de marché unique dans lequel d’immenses capacités renouvelables et un grand parc nucléaire offriraient une énergie décarbonée et compétitive à plus de 120 millions de citoyens et à leurs entreprises.

L’hydrogène renouvelable en Espagne : un « projet pays » et un risque de bulle

Le chapitre 9 du Plan de Relance, de Transformation et de Résilience espagnol [7], remis à l’UE en juin 2021 (équivalent du Plan de Relance et de Résilience français), s’intitule Hydrogène renouvelable, un projet pays, et prévoit un investissement public de 1,5 milliards € pour la mise en oeuvre de la feuille de route de l’hydrogène publiée par le gouvernement en 2020[8].

Cette feuille de route, dans les faits une stratégie nationale pour le développement d’une économie de l’hydrogène en Espagne, fixait une vision pour 2030 jugée plutôt raisonnable par les experts, avec 4 GW d’électrolyseurs opérationnels, 25% de la consommation actuelle d’hydrogène « gris » (proche de 500.000 tonnes annuelles) remplacée par de l’hydrogène renouvelable, et un certain nombre de projets H2 pilotes dans les transports (poids lourds, trains). Le gouvernement prévoyait entre 2021 et 2030 un investissement total de 8,9 milliards € dans le nouveau secteur de l’hydrogène renouvelable, avec un volume de financements publics (subventions directes ou indirectes) suffisant pour générer l’investissement privé qui permette d’atteindre l’objectif – les 1,5 milliards du plan de relance doivent être destinés à cela. Il faut noter que l’ambition espagnole était à ce stade relativement modeste comparée à la France qui annonçait à peu près au même moment 7 milliards € de fonds publics pour l’hydrogène vert, ce qui devait correspondre à un investissement total (public + privé) bien supérieur.

Mais depuis les choses se sont emballées. Depuis la publication de la feuille de route, une pluie de projets d’hydrogène renouvelable a été annoncée, et le volume total des projets rendus publics approche aujourd’hui une capacité d’électrolyse installée de près de 20 GW pour 2030. Et il y aurait au moins 10 GW de projets d’électrolyse en développement, mais non publics.

Cette frénésie de projets en Espagne masque une réalité complexe.

Il existe un certain nombre de projets « sérieux », c’est-à-dire des projets pour lesquels le développeur de l’usine d’électrolyse (i) travaille sur la base (absolument indispensable) d’un engagement de la part d’un offtaker à acheter les volumes d’H2 produits une fois l’usine en opération, (ii) possède une surface financière lui permettant de prendre en charge un ou plusieurs projets dont le coût sera de plusieurs centaines de millions d’euros, et dépassera souvent le milliard d’euros et (iii) dispose des ressources intellectuelles et techniques lui permettant de mener à bien un projet d’une complexité technique considérable, qui mobilisera des équipes entières d’ingénieurs de très haut niveau dans des domaines aussi divers que la chimie, les matériaux, l’électrotechnique, la sécurité etc. Parmi les projets « sérieux », on peut citer ceux d’Iberdrola, de Cepsa ou de Repsol, qui ont un débouché commercial assurés (pour la production de fertilisants/engrais dans le cas d’Iberdrola, ou de e-fuels dans le cas de Cepsa et Repsol) pour la future production d’hydrogène vert et des équipes d’ingénieurs capables de les mener à bien.

Mais il existe aussi beaucoup de projets fragiles, souvent portés par des développeurs indépendants d’énergie solaire qui n’arrivent pas à obtenir un point de connexion au réseau électrique et qui voient dans l’hydrogène renouvelable un nouveau business case. Et ceci avec les encouragements d’Enagás, l’opérateur régulé du système gazier espagnol, qui pratique un lobbying très intense pour impulser un projet de réseau de transport d’hydrogène en Espagne qui pourrait créer un débouché pour cette multitude de projets – une manière de « sauver les meubles » pour une entreprise dont l’activité (le transport de gaz naturel) est vouée à disparaître dans un monde décarboné. Enagás est par ailleurs le principal promoteur du projet H2Med, une interconnexion hydrogène entre Barcelone et Marseille (pour exporter vers Fos-sur-Mer 2 millions de m3 d’H2 par an), qui devrait être opérationnelle pour 2030, mais à laquelle personne ne croit vraiment[9].

Il faut citer aussi les grands fonds d’investissements internationaux, souvent pressés de « verdir » leur bilan, qui ont lancé une course intense au financement de projets d’hydrogène dans toute l’Europe et en Espagne en particulier, sans être trop regardants sur la qualité réelle de ceux-ci. Mais l’engagement de ces institutions financières donne parfois du crédit à des projets très fragiles qui continuent à progresser malgré de maigres chances de succès.

Sous cette avalanche de projets, dans sa proposition de révision du PNIEC publiée en juin 2023 le gouvernement espagnol propose une mise à jour de sa vision 2030, estimant que 11 GW d’électrolyseurs pourraient être opérationnels dans le pays en 2030, là où la feuille de route de 2021 visait 4 GW…

De nombreux analystes jugent cette vision irréaliste. Outre le fait que le déploiement de 11 GW d’électrolyse renouvelable requiert une capacité renouvelable dédiée (i.e. dont la production serait exclusivement dirigée à l’hydrogène, en sus de la capacité renouvelable à déployer pour décarboner/électrifier le transport, les bâtiments, l’industrie) de près de 20 GW, les difficultés auxquelles font face les premiers projets d’électrolyse à grande échelle dans le monde montrent que le chemin est encore long avant que ce type d’infrastructure puisse se déployer à travers le monde.

Au fur et à mesure que les projets pionniers d’électrolyse à grande échelle avancent, ces difficultés sont de mieux en mieux identifiées :

  • Les projets les plus avancés ont beaucoup de mal à sécuriser la fourniture des composants critiques, en particulier les électrolyseurs ; en effet, les fabricants occidentaux comme Thyssenkrup, Cummins ou John Cockerill sont sur-sollicités, gardent le plus grand secret concernant leurs plans et leurs futures capacités de production, et répondent au compte-gouttes aux appels d’offres qu’ils reçoivent ; les fabricants chinois semblent eux plus réactifs, mais beaucoup de développeurs hésitent à acheter leurs appareils par crainte qu’ils ne garantissent pas les niveaux de qualité et de sécurité requis par la réglementation européenne, et que le service après-vente soit défaillant… mais la situation pourrait changer bien vite ;
  • Le nouveau secteur de l’hydrogène fait face à une pénurie sévère de ressources qualifiées (ingénieurs) pour faire avancer les projets, ce qui disqualifie pratiquement les grands projets portés par des acteurs indépendants (i.e. qui ne sont pas des grandes sociétés industrielles ou des “utilities”) qui doivent externaliser la maîtrise d’ouvrage et la construction des projets ;
  • De la même manière, les projets d’hydrogène à grande échelle requièrent souvent que leurs propriétaires opèrent sur les marchés de commodités, en particulier pour acheter/vendre des quantités très importantes d’électricité. Et ceci n’est pas à la portée de nombreux développeurs qui devront s’associer avec des partenaires dont le balance sheet permet de « trader » de l’électricité – ce qui complique grandement l’avancée de certains projets.

→ Pour toutes ces raisons, il existe un vrai risque de bulle autour de l’hydrogène, et le gouvernement est en quelque sorte complice de cet emballement en proposant un scénario très/trop optimiste de la vitesse à laquelle le secteur de l’hydrogène renouvelable pourrait se développer en Espagne. Si son rôle est évidemment de partager une vision pour son action dans le but de créer une nouvelle industrie, il serait sans doute plus efficace d’adopter une stratégie centrée sur les grands projets les plus emblématiques, car les objectifs espagnols et européens[10] pour l’hydrogène vert ne seront pas atteint en finançant des projets de petites tailles, mais bien les projets développés autour de très grandes capacités (typiquement 100 MW d’électrolyse et plus).

Cette vision ambitieuse, ce projet pays d’une Espagne leader de l’hydrogène renouvelable qui l’exporterait vers la France et l’Europe du Nord, explique la frustration du gouvernement espagnol (comme du gouvernement allemand) face aux velléités bien plus terre-à-terre de la France qui cherche à forcer (avec un certain succès) la machine européenne à accepter l’hydrogène « rose » (produit à partir d’électricité nucléaire) comme vecteur de décarbonation, au même titre que l’hydrogène renouvelable. En effet, l’Espagne voit dans ce projet une concurrence déloyale pour son hydrogène renouvelable, parce que l’hydrogène rose n’est pas aussi vert, parce qu’il sera certainement plus compétitif et parce que plus la France produit d’hydrogène moins l’Espagne pourra exporter le sien. En mai 2023, Teresa Ribera en est même venue à menacer la France de couper les exportations d’électricité espagnole vers l’hexagone si la France utilisait son électricité nucléaire pour produire de l’hydrogène rose[11] ! Si cette idée n’a absolument aucun sens, elle démontre à quel point le sujet est sensible en Espagne.

Au Portugal, un plan très ambitieux pour la décarbonation, mais une décarbonation qui nécessitera plus d’interconnexions avec l’Espagne

Avec l’arrivée au pouvoir d’António Costa en 2015, le gouvernement portugais a, comme son homologue espagnol, placé la transition énergétique parmi ses priorités, mettant en avant le même discours sur les conditions très favorables pour les énergies renouvelables dont le pays bénéficie – soleil et vent.

Dans un pays où la grande majorité des logements n’ont pas de dispositif de chauffage fixe[12], la décarbonation de l’économie semble plus accessible que dans de nombreux pays européens. Le gouvernement Costa a dans un premier temps défendu une vision « tout électrique » de la décarbonation, et a ensuite été un des premiers en Europe à proposer une stratégie hydrogène – pour ne finalement s’intéresser que très tard au biométhane qui devrait pourtant être un vecteur important de la décarbonation du pays.

Le Plan National Energie et Climat (PNEC) portugais est lui aussi très ambitieux, puisqu’au-delà de la réduction de 55% des émissions en 2030 (vs. 2005), il est conçu de manière à créer les conditions pour atteindre la neutralité climatique en 2045, soit cinq ans avant l’objectif européen.

On peut citer les objectifs-clés du PNEC pour 2030, concernant le secteur de l’énergie :

  • 15 GW de solaire centralisé (contre 1,5 GW en opération aujourd’hui) ;
  • 5,5 GW de solaire distribué (contre 1,1 GW aujourd’hui) ;
  • 10,4 GW d’éolien onshore (contre 5,5 GW aujourd’hui) ;
  • 2 GW d’éolien offshore (avec l’objectif d’installer 8 GW de plus après 2030 pour atteindre 10 GW) ;
  • 5,5 GW d’électrolyseurs en fonctionnement pour la production d’hydrogène renouvelable.

Avec la révision du PNEC, le gouvernement portugais vise 85% d’électricité renouvelable en 2030, en portant l’effort principalement sur le déploiement de fermes solaires, qui sont il est vrai assez absentes dans un pays où l’ensoleillement est clairement un atout.

Comme le plan du gouvernement espagnol – et comme les plans de la majorité des pays européens – le PNEC portugais pourra difficilement être mis en oeuvre.

Les analystes qui s’intéressent à la Péninsule Ibérique savent que les chiffres qui caractérisent le Portugal tournent bien souvent autour de 20% des dimensions espagnoles : ce ratio fonctionne pour la superficie, pour la population, le PIB et bien d’autres aspects de l’économie des deux pays. C’est pour cette raison que certains objectifs du PNEC portugais semblent au moins aussi inatteignables que ceux du PNIEC espagnol ; en tenant compte de ce ratio de 20%, si l’objectif de 76 GW solaires en Espagne en 2030 paraît hors d’atteinte, les 20,5 GW du Portugal le seront certainement aussi. Sans parler des 5,5 GW d’électrolyseurs, là où le gouvernement espagnol vise 11 GW.

Les spécialistes indépendants du marché de l’énergie portugais soulignent souvent le fait que les infrastructures électriques portugaises sont insuffisantes pour intégrer de tels volumes de production renouvelable, et que sans investissement massif dans les réseaux de transport haute-tension de REN (l’opérateur régulé des réseaux de transport d’électricité et de gaz portugais) les points de connexion pour ces projets ne pourront pas exister.

Par ailleurs, le Portugal ne disposant pas de réacteurs nucléaires, en l’absence de vent et de soleil le pays doit compter sur ces centrales au gaz naturel pour garantir la sécurité d’approvisionnement, mais aussi sur plusieurs STEP13 déjà en opération et sur ses interconnexions électriques avec l’Espagne. Avant 2023 une nouvelle ligne de transport devrait ajouter 1.000 MW de capacité d’interconnexion entre les deux pays pour atteindre 4.200 MW dans le sens Espagne-Portugal et 3.500 MW dans le sens Portugal-Espagne. Il s’agit d’un chiffre considérable pour le Portugal, car la pointe de demande quotidienne se situe en général bien au-dessous de 10.000 MW, ce qui signifie que le Portugal sera en mesure d’importer près de la moitié de sa consommation électrique depuis l’Espagne14 – et indirectement depuis la France. L’accroissement de l’interconnexion électrique entre la France et l’Espagne est donc aussi un enjeu pour le Portugal, car le pays pourrait aussi être un importateur d’électricité nucléaire française via l’Espagne dans les situations où la somme des ressources renouvelables et de la puissance de stockage disponible sera insuffisante pour couvrir la demande de la péninsule.

→ L’accroissement de la capacité d’interconnexion électrique entre la France et l’Espagne est donc aussi un sujet de première importance pour le Portugal, car il améliorera la sécurité d’approvisionnement et l’accès à une électricité décarbonée (principalement nucléaire) de l’ensemble de la péninsule quand les ressources renouvelables ne seront pas suffisantes, en limitant les besoins d’énergie thermique – et donc carbonée. À l’inverse, il permettra aussi d’évacuer vers la France et l’Europe du Nord – et ainsi valoriser – les excès de production électrique renouvelable espagnole et portugaise, qui vont devenir de plus en plus fréquents.

Dorian de Kermadec

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[1] En Espagne les centrales existantes n’ont pas la flexibilité des centrales ou du parc français, et fonctionnent donc à 100% de leur capacité (approx. 7GW au total) – hors période de maintenance.

[2] Il y a « curtailment » technique quand une ligne de transport électrique n’a pas la capacité d’absorber toute l’énergie produite par les unités de production auxquelles elle est connectée. Dans ce cas l’opérateur du système est obligé de limiter les livraisons d’énergie produite, ce qui se traduit par des pertes économiques pour les producteurs, en général renouvelables.

[3] Le prix capturé par une unité de production électrique pour un jour J est la moyenne des 24 prix horaires sur le marché pour ce jour J pondérée par la production réelle de l’unité de production pour chaque heure. Dans un marché à forte pénétration solaire, les prix en journée sont généralement bien inférieurs à ceux de la nuit, ce qui fait que le prix capturé par une ferme solaire sera typiquement inférieur au prix moyen (ou « baseload ») du marché.

[4] Malgré sa première place aux élections générales de juillet 2023 et son rapprochement avec l’extrême droite de Vox, le PP ne devrait pas être en mesure de former un gouvernement et Pedro Sánchez devrait vraisemblablement rester au pouvoir quatre ans de plus – mais des négociations difficiles sont en cours avec les partis nationalistes catalans pour qu’ils votent la confiance au nouveau gouvernement que Pedro Sánchez souhaite former.

[5] https://afry.com/sites/default/files/2020-06/afry_managementconsulting_publicreport_06032020_spread_0.pdf paragraphe 5.2

[6] à titre d’exemple, le coût du projet Golfe de Gascogne pour la construction de deux nouvelles lignes d’interconnexion de 1 GW chacune s´élève à 2,85 milliards €, https://www.cnmc.es/prensa/interconexion-vizcaya-20230302

[7] https://www.lamoncloa.gob.es/temas/fondos-recuperacion/Documents/16062021-Componente9.pdf

[8] https://energia.gob.es/es-es/Novedades/Documents/hoja_de_ruta_del_hidrogeno.pdf

[9] 2 millions de mètres cube d’hydrogène renouvelable produits en Espagne pour être exportés vers la France représenterait 20 GW d’électrolyseurs et près de 40 GW de projets renouvelables dédiés, autant d’infrastructures à construire pour alimenter d’autres marchés que l’Espagne, i.e. en sus des infrastructures développées pour alimenter en hydrogène le marché espagnol, qui a lui aussi besoin d’être décarboné !

[10] Le plan RePower EU a fixé pour objectif pour 2030 de disposer de 20 millions de tonnes d’hydrogène renouvelable, dont la moitié serait importée. Les 10 millions de tonnes qui seraient produites en Europe nécessiterait la mise en route de plus de 100 GW d’électrolyseurs dans les 6-7 prochaines années dans l’UE, ce qui est nécessiterait plus de 200 GW de nouveaux projets renouvelables dédiés – sachant que fin 2021 le total de la capacité solaire et éolienne installée dans l’UE atteignait 350 GW. Un objectif qui laisse rêveur…

[11] https://www.elconfidencial.com/economia/2023-05-17/espana-dejara-de-exportar-electricidad-si-francia-la-usa-para-producir-hidrogeno-nuclear_3631324/

[12] Les températures clémentes du Portugal font que la majorité des foyers passent l’hiver sans chauffage ou avec des dispositifs d’appoint.

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