Les solutions pour une aviation durable

22/01/2024 | Décarbonation mobilité et transports

Daniel Iracane

Daniel Iracane

Membre de l’Académie des technologies

Diplômé de l’Ecole Polytechnique et titulaire d’une thèse en physique théorique, Daniel Iracane a mené au Commissariat à l’Energie Atomique des travaux de recherche en physique fondamentale avant de s’orienter vers l’énergie nucléaire. Il a occupé différentes responsabilités, dans le domaine de la gestion des déchets nucléaires puis sur le projet de construction du futur réacteur de recherche du CEA. Après avoir été directeur adjoint de la direction des Relations internationales du CEA, il devient directeur général adjoint de l’Agence pour l’Energie Nucléaire de l’OCDE. Actuellement membre de l’Académie des technologies, Daniel Iracane participe activement aux travaux du pôle Energie de cette académie.

Bernard Tardieu

Bernard Tardieu

Membre de l’Académie des technologies

Ingénieur. Vice-président du pôle énergie de l’Académie des technologies

L'essentiel

Avec Airbus et ses sous-traitants, l’industrie aéronautique européenne dispose actuellement de carnets de commandes pleins pour plus de dix ans suite à une demande en plein essor à +3% l’an tirée principalement par la demande des classes moyennes d’Asie (Chine, Inde, …). Mais il est vital pour ce secteur économique, qui totalise plus d’un million d’emplois en France, d’apporter des solutions à la décarbonation.  

Celle-ci pourra reposer pour quelques 30 % sur une meilleure efficacité énergétique des avions et sur l’amélioration des opérations au sol et en vol. Mais sachant que l’avion à propulsion électrique ou hydrogène n’est pas envisageable pour des vols long courrier (à l’origine de 80 % des émissions de gaz à effet de serre), la production de carburants durables s’impose comme la solution de référence : le « Pacte Vert » ou « Green Deal » de l’UE engage ainsi les pays membres à l’incorporation de carburants bas carbone à raison de 70 % en 2050. Son coût sera significativement supérieur au kérosène fossile actuel et entrainera une hausse du prix à la place qui incitera donc à une relative sobriété des usages.  

Les biocarburants, produits à partir de biomasse permettront une première étape de décarbonation. Mais ce sont des ressources en tension pour biens d’autres usages. D’autres régions du monde que l’UE peuvent offrir un potentiel de biomasse pour l’aéronautique supérieur au nôtre. 

Pour l’Europe la solution incontournable est de miser dès la prochaine décennie sur le kérosène de synthèse (le e-SAF) obtenu par l’enchainement des opérations suivantes : 

  • de l’hydrogène H2 est produit en électrolysant l’eau,
  • du CO2 est extrait de fumées d’usine ou de l’atmosphère pour être transformé en CO,
  • le CO et l’H2 ainsi obtenus sont traités dans des réacteurs chimiques pour produire le carburant durable essentiellement constitué d’atomes de carbone et d’hydrogène.

Pour répondre à de tels besoins, certains, notamment les Allemands, misent sur une production d’électricité éolienne et/ou photovoltaïque dans des pays présentant des conditions favorables (Afrique du nord, Moyen Orient, Amérique du sud, etc.). Des industriels aussi analysent les possibilités de l’exploitation de l’hydroélectricité abondante et quasi constante sur des grands fleuves (Congo, Zambèze, Amérique du sud…). A ce jour cependant, les conditions de fonctionnement d’un tel marché international restent incertaines, tant sur les questions de coûts, de la disponibilité en volume, de gestion opérationnelle (transports, sureté, …) et de la sécurité d’approvisionnement à long terme. 

C’est pourquoi, nous pensons que les Français avec, suggérons-nous, nos partenaires européens de l’Alliance pour le nucléaire qui veulent développer la production d’électricité non carbonée, devraient s’engager dans le développement d’un portefeuille technologique robuste pour l’électrolyse, l’industrialisation de la captation du CO2 et la production d’e-kérosène. Les besoins supplémentaires en électricité non carbonée pourraient représenter pour la France une dizaine de pourcent de la production de 2050, elle-même proche du double d’aujourd’hui. La production de carburant durable pourra ainsi se placer au cœur de nos objectifs de réindustrialisation et de maîtrise des technologies clés de la décarbonation.  

L’architecture industrielle nécessitera d’agréger les compétences multiples des pétroliers, des électriciens, de spécialistes de l’hydrogène, des fabricants d’électrolyseurs. Ceci concerne des sociétés comme EDF, Total Energies, ENGIE, Air Liquide, etc. Quel que soit le schéma, les compagnies aériennes et les plateformes aéroportuaires devront probablement s’impliquer elles-mêmes plus directement dans l’amont de leur chaîne de valeur, Les constructeurs aussi pourraient investir pour disposer d’un accès à du carburant durable et développer alors un modèle d’affaire où l’avion sera vendu avec un volume garanti de carburant durable. 

La décarbonation de l’aviation s’inscrira ainsi dans le droit fil de la révolution industrielle et énergétique nécessaire pour décarboner notre société européenne.  

Jacques Roger-Machart

Les solutions pour une aviation durable

Temps de lecture : 19 minutes

Le concept de carburant durable

En France, le transport est responsable de plus du tiers des émissions de gaz à effet de serre. Ces émissions sont dues pour 80 % au transport routier et pour 20 % aux secteurs aérien et maritime[1].

La décarbonation du secteur routier sera réalisée par le passage de la propulsion thermique à la propulsion électrique. Elle permet d’économiser un facteur 3 sur l’énergie consommée du fait de l’efficacité des moteurs électriques.

L’utilisation de batteries n’est pas envisageable pour les transports longue distance des vols intercontinentaux. La solution pour le secteur aérien passera principalement par la production de « carburants durables ».

Ces carburants sont dits « durables »[2] car ils ont été produits en prélevant préalablement le CO2 dans l’atmosphère, soit via la biomasse (on parle alors de biocarburants) soit par des moyens technologiques (on parle alors de carburants de synthèse, ou de kérosène de synthèse pour l’aviation). Lorsque l’avion propulsé par un carburant durable est en vol, il réémet ce CO2. Le bilan net carbone est significativement inférieur aux émissions du carburant fossile[3]. C’est l’économie circulaire du carbone :

L’enjeu de cette économie circulaire du carbone est bien la « défossilisation » du transport qui permet de se passer des carburants fossiles responsables du changement climatique. Selon l’usage courant, on continuera dans la suite à parler de « décarbonation » même si le terme « défossilisation » serait plus adéquate.

Les carburants durables auront les mêmes propriétés physiques que les carburants fossiles et pourront donc être utilisés sans modification majeure des motorisations et des systèmes de distribution de carburant déjà en place sur la planète. Pour le transport aérien, par nature international, cette compatibilité de la solution de décarbonation avec les technologies existantes est essentielle pour assurer une décarbonation économique et surtout rapide à l’échelle mondiale.

La diminution du bilan net des émissions par les carburants durables devra bien sûr faire l’objet d’une certification pour chaque filière de production afin d’attester la bonne performance environnementale.

La production de carburants durables soulève plusieurs défis difficiles.

  • Le premier défi concerne les ressources qu’il faut mobiliser en quantité considérable pour leur production. Pour les biocarburants, la ressource principale est la biomasse dont la disponibilité est limitée et soumise à des compétitions d’usage complexes. Pour les carburants de synthèse, la ressource critique est l’électricité bas carbone dont la disponibilité à très grande échelle est le principal facteur limitant de la décarbonation de l’économie dans les prochaines décennies.
  • Le deuxième défi concerne la maturité des technologies à mobiliser et leur déploiement industriel à grande échelle. Les technologies mobilisées par la production de carburants durables existent et ont déjà été déployées à petite échelle. Il reste à intégrer ces technologies pour obtenir un haut niveau d’efficacité énergétique et industrielle. L’objectif est ainsi de créer une grande filière industrielle, pilier de la décarbonation. C’est un enjeu de compétition entre les pays.
  • Le troisième défi est économique. Les premiers investissements doivent être portés par les acteurs de la chaîne de valeur aérienne avec d’éventuels soutiens publics. A terme, lorsque la maturité technologique sera atteinte, le coût des carburants augmentera d’un facteur 2 à 5. Un tel coût devra être porté par les utilisateurs finaux, ce qui induira sans doute un effet de sobriété des usages.

Les hydrocarbures liquides obtenus à partir du pétrole fossile ont permis le développement formidable de nos sociétés modernes depuis le début du XXème siècle[4]. Ceci est justifié par leur densité énergétique élevée et par la simplicité des manipulations et des stockages de la production à la combustion. Il s’agit donc de passer de ces carburants liquides fossiles aux carburants liquides « durables » pour le transport lourd (aérien et maritime). Même après la prise en compte des efforts de sobriété, le développement de carburants durables sera indispensable pour répondre à l’impératif climatique.

Le cadre européen prescrit une trajectoire de décarbonation

Les enjeux et défis liés à la production de carburants durables sont bien sûr dépendants des volumes de production visés. Les règles européennes récemment adoptées[5][6] par le Parlement européen et le Conseil engagent les pays européens à réduire massivement l’empreinte carbone des transports aériens et maritimes :

En considérant une consommation stable de ces secteurs, le tableau ci-dessus implique pour la France une production de l’ordre de 2 millions de tonnes de carburant durable en 2035 et 9 millions de tonne en 2050. Que l’objectif 2050 soit in fine 7, 8 ou 9 Mt de carburant durable, le début de la trajectoire est le même : il s’agit de faire décoller une filière industrielle de grande taille dans les dix ans qui viennent. Si cette filière est effectivement lancée à la bonne échelle, la trajectoire pourra ensuite être pilotée dans chaque période en fonction des contraintes et objectifs réactualisés.

Le cadre européen est prescriptif et les règlements européens cités précédemment prévoient des pénalités si les objectifs du tableau ci-dessus ne sont pas atteints. Le bénéfice d’un tel cadre est d’aligner les acteurs publics comme privés sur des objectifs convergents. Ceci est important car la production de carburant durable renvoie à un large écosystème d’acteurs qui doivent partager le même but (cf. § 11). Aux Etats-Unis, l’approche est incitative au lieu d’être prescriptive, avec la mise en place de subventions massives à l’innovation. Il est important de noter ici l’enjeu de compétition internationale lié à la maitrise des technologies de la décarbonation, à l’avenir des industriels du secteur et à la prospérité des ports et aéroports européens.

Le cadre européen cité ci-dessus introduit à la fois la notion de « carburants renouvelables » et de « carburants bas carbone ». Les premiers sont produits à partir d’énergie éolienne et photovoltaïque, les deuxièmes à partir d’énergie nucléaire. Il s’agit là d’une avancée majeure dans les règlements européens résultant du réengagement récent de la France sur la question énergétique. Jusqu’à mi-2023, les textes européens conditionnaient les actions de décarbonation à l’utilisation de l’énergie renouvelable, induisant une confusion préjudiciable entre objectifs et moyens.

Les textes en référence [5][6] remettent la neutralité technologique et le choix national des moyens dans le référentiel réglementaire européen. Ceci est essentiel pour la France qui, de manière paradoxale, est tout à la fois un des pays le plus décarboné en Europe et un pays disqualifié par les règles européennes structurées autour des seules énergies renouvelables. Il est important de continuer à œuvrer au Parlement comme au Conseil européen pour la primauté de l’objectif européen de décarbonation sur le choix des moyens, par nature nationaux. L’attractivité de la France pour les investisseurs privés visant le déploiement d’une filière industrielle de carburant durable dépendra directement de la clarté réglementaire sur les notions d’hydrogène et de carburant bas carbone.

Les voies de la décarbonation du secteur aérien

L’Association internationale du transport aérien prévoit une croissance mondiale du secteur qui pourrait s’établir à peu plus que 3% par an, essentiellement tirée par les économies émergentes. L’Europe et les Etats-Unis ont une croissance plus modérée de l’ordre de 2%.

Pour l’instant aucun gouvernement n’envisage de limiter l’accès des personnes au transport aérien. Cela n’a déjà été évoqué que pour les trajets courts lorsqu’une alternative, ferroviaire par exemple, est possible. Pour l’aviation comme pour les autres secteurs économiques, il sera nécessaire de considérer des efforts de sobriété significatifs. Le levier de la sobriété doit être manipulé en évitant des postures extrêmes qui relèvent d’un saut dans l’inconnu potentiellement plus néfaste pour la société que les maux à corriger.

L’évolution du trafic aérien résultera d’un bilan difficile à anticiper entre l’appétit croissant des économies émergentes (dont notamment l’Inde et la Chine) et les efforts de sobriété à l’échelle mondiale. En complément des efforts de sobriété, la solution pour l’aviation comme pour les autres secteurs de l’économie reposera sur la mise en œuvre de solutions techniques bas carbone.

Des solutions d’avions électriques ou fonctionnant avec de l’hydrogène liquide sont étudiées et des prototypes existent. Ces solutions ne concerneront vraisemblablement à terme qu’une ou deux dizaines de pourcents du problème qu’il s’agit d’affronter. En effet, pour des raisons physiques, ces solutions seront cantonnées aux transports à faible capacité et pour des distances courtes, lorsque le train n’est pas une alternative efficace. Elles n’auront en fait qu’un impact limité sur les émissions du secteur puisque le trafic international long courrier est de loin le premier responsable des émissions de gaz à effet de serre.

Les leviers techniques pour réduire significativement les émissions du transport aérien sont bien identifiés :

  • Renforcer l’efficacité énergétique des avions[7]. Le remplacement des flottes aériennes par les nouvelles générations d’avions, disponibles dès à présent chez les constructeurs, dont Airbus, permettra d’économiser une trentaine de pourcents des émissions. Des technologies plus disruptives sont en cours de développement par les motoristes comme Safran pour prolonger ces progrès par de futures générations d’avions.
  • Améliorer les opérations au sol et la gestion des vols. Ce gisement pourrait être d’une dizaine de pourcent des émissions.
  • Déployer massivement les carburants durables. Il est largement admis qu’il s’agit là du levier principal. Ces carburants durables devront remplacer à terme de l’ordre de 70 % des carburants fossiles.
  • Compenser les émissions résiduelles. Les trois leviers précédents permettront de réduire significativement l’empreinte carbone du secteur aérien mais pour de multiples raisons, ils n’atteindront pas une efficacité de 100%. Les émissions résiduelles de CO2 devront alors être compensées.

La trajectoire de décarbonation de l’aviation résultera donc de l’évolution du trafic, des gains d’efficacité permis par les avions les plus récents et, pour la plus grande part, de l’usage de carburants durables.

Les biocarburants : une solution présentant de fortes limitations

Les premiers carburants durables seront produits à partir de la biomasse. Les biocarburants permettent d’initier la trajectoire de décarbonation des transports lourds mais leur production fera face à des limitations importantes.

La biomasse est en effet une ressource insuffisante par rapport à la demande consolidée des différents secteurs économiques. De plus, avec le changement climatique et l’évolution du cycle de l’eau dans nos pays, les incertitudes sur sa disponibilité physique augmentent significativement. Enfin, sa gestion est nécessairement couplée aux questions complexes de préservation de la biodiversité. Pour toutes ces raisons, la biomasse requiert un arbitrage politique complexe.

L’Europe a ainsi limité l’usage de biocarburants dits de première génération, produits à partir de biomasses aussi utilisées pour l’alimentation humaine et animale. Il faut donc développer des biocarburants dit de deuxième génération, produits principalement à partir de biomasse lignocellulosique (résidus agricoles et forestiers, plantes non alimentaires dédiées).

Dans son rapport sur la décarbonation de l’aviation, l’Académie des technologies a évalué l’apport des biocarburants à une vingtaine de pourcent du besoin du secteur aérien, ce qui permettrait de couvrir les besoins jusqu’à 2030-35[8].

La biomasse est une ressource en tension au croisement d’intérêts multiples. La part effective de biocarburant disponible dépendra in fine de cadrages politiques imposés aux marchés associés aux usages de la biomasse. Ces cadrages varieront d’un continent à l’autre ; ainsi, d’autres régions du monde comme l’Amérique du Sud ou l’Afrique pourront offrir un potentiel de biomasse supérieur à celui de l’Europe.

Les carburants de synthèse, une solution incontournable dès la prochaine décennie

Les objectifs de décarbonation du secteur aérien sont fixés par le règlement européen ReFuelEU adopté récemment (cf § 2). Compte tenu de ces objectifs et des limitations associées aux biocarburants, il faudra déployer dès 2035 une production significative de carburants de synthèse.

La production de kérosène de synthèse pour l’aviation est obtenue par l’enchainement des opérations suivantes :

  • L’hydrogène H2 est produit en électrolysant l’eau.
  • Le CO2 est extrait des fumées d’usine ou de l’atmosphère pour être transformé en CO.
  • Le CO et l’hydrogène H2 ainsi obtenus sont traités dans des réacteurs chimiques qui produisent le carburant de synthèse (qui est principalement une chaine moléculaire où chaque atome de carbone est associé à 2 atomes d’hydrogène).

Pour assurer la disponibilité d’une quantité significative de kérosène de synthèse dès 2035, il est nécessaire de mettre en place dès aujourd’hui une politique industrielle et énergétique ambitieuse.

Le défi industriel des carburants de synthèse

Les besoins de production de carburants de synthèse seront significatifs et en croissance à partir de 2035. Il s’agit donc de mettre en place une grande filière industrielle qui permettra d’être au rendez-vous des engagements de 2050, avec un premier palier en 2035.

Concrètement, une telle stratégie implique des efforts sur plusieurs technologies clés :

  • La production d’hydrogène à partir de l’électrolyse de l’eau nécessite un investissement à la fois sur le déploiement industriel de technologies mures et sur le développement de technologies innovantes.
  • La technologie pour capturer le CO2 dans les fumées d’usines est bien maitrisée aujourd’hui et devra à terme évoluer vers la capture directe du CO2 dans l’atmosphère. Il s’agit là d’une brique technologique essentielle pour la maitrise industrielle de la décarbonation. Pour que la France et l’Europe soient acteurs dans cette révolution industrielle, il convient d’investir rapidement sur cette technologie[9].
  • Enfin, il est important de favoriser l’émergence de projets industriels qui intègrent toutes les briques technologiques pour améliorer et maitriser la performance effective de la production de carburant de synthèse.

Le défi énergétique des carburants de synthèse

Les carburants de synthèse nécessitent, comme intrant essentiel, une grande quantité d’électricité bas carbone. Ce point est au cœur de la politique énergétique avec deux orientations importantes :

  • L’Agence internationale de l’énergie l’affirme : la décarbonation de nos sociétés nécessite d’ici 2050 un doublement de la production d’électricité dans les économies avancées et un triplement à l’échelle mondiale. Ce doublement permettra de couvrir les besoins nouveaux liés à la décarbonation, notamment de l’industrie et des transports. Ainsi, le besoin en électricité pour la décarbonation de l’aviation est important et représentera, pour la France, une dizaine de pourcents de la production électrique de 2050.
  • Par ailleurs, cette électricité se doit d’être profondément décarbonée pour produire les molécules énergétiques bas carbone indispensables pour la décarbonation, telles que l’hydrogène ou les carburants durables. La France dispose ici d’un avantage déterminant avec son parc nucléaire et renouvelable lui permettant, dès aujourd’hui, de produire une électricité faiblement carbonée au contraire de ses pays voisins[10].

Mais, pour sa part, la France disposera-t-elle de capacités de production électrique suffisantes ?

Différentes notes des « Progressistes pour la social-démocratie » en ont traité.[11]

On peut examiner le défi sur deux périodes :

  • D’ici 2040, la France doit continuer à renforcer sa production d’électricité renouvelable tout en préservant son parc nucléaire. La production d’électricité sera alors suffisante dans la décennie 2030-2040 pour assurer la demande actuelle additionnée de quelques dizaines de TWh qui permettront d’initier le déploiement des technologies pour la décarbonation. La France pourra ainsi être une zone privilégiée d’investissements pour le démarrage d’une filière industrielle de production des carburants durables.
  • Au-delà de 2040, il s’agira de placer le mix électrique français sur la trajectoire d’un quasi-doublement de la production en 2050. Pour se faire, il s’agit i) de continuer à augmenter les capacités éoliennes et photovoltaïques et ii) de déployer le nouveau nucléaire qui remplacera le nucléaire historique. C’est la condition nécessaire pour que se développent au niveau nécessaire les nouveaux usages liés à la décarbonation, dont la production de kérosène de synthèse pour l’aviation.

Il est important de souligner que la chronologie ci-dessus exige une vision politique claire, assumée et stable sur le long terme. Les échéances de 2040 et 2050 appellent dès aujourd’hui des investissements importants dans la refonte de notre écosystème énergétique et industriel.

Il est à noter que ces perspectives pourraient être bousculées par l’émergence de nouvelles technologies. Par exemple, l’hydrogène naturel, extrait directement du sol, pourrait diminuer le besoin en électrolyse, donc en électricité. A ce stade, l’incertitude sur le potentiel en hydrogène naturel reste grande et aucune contribution significative n’est envisageable avant une décennie.

Production domestique et/ou importation

L’analyse ci-dessus visait la production domestique de carburant de synthèse avec un mix électrique déjà décarboné et le défi du développement d’un secteur industriel sous maitrise nationale. L’analyse ne serait pas complète sans poser la question des importations.

Sur ce point, comme sur les autres, les postures extrêmes sont à bannir. La France comme l’Europe ne peuvent pas fonctionner sans importer des ressources primaires et des technologies comme elles le font largement aujourd’hui. A contrario, considérer que tout, ou trop, viendrait de l’étranger aurait des conséquences graves sur le plan économique et social d’une part et sur le plan de la sécurité géopolitique d’autre part.

Concernant les technologies, l’objectif est clair. L’Europe, et notamment la France, se doivent de maitriser des parties significatives des chaines de valeur et des filières industrielles associées aux sujets énergétiques. Il s’agit d’être un acteur respecté et influant du marché international par la maitrise technologique et industrielle.

Concernant la production elle-même de carburants durables, de nombreux acteurs économiques et certains pays comme l’Allemagne envisagent d’utiliser une électricité éolienne et/ou photovoltaïque produite de manière économique dans des pays présentant des conditions de production très favorables (Afrique du nord, Moyen orient, Amérique du sud, etc.). Le prix de l’électricité est bas mais cela implique un fonctionnement couteux des électrolyseurs qui sont alors alimentés de manière intermittente. De grands industriels analysent les possibilités de l’exploitation de l’hydroélectricité abondante et quasi constante sur de nombreux grands fleuves (Congo, Zambèze, Amérique du sud…). Dans un marché international, la production d’hydrogène se positionnera sur la planète en fonction de la performance économique permise par le prix et la disponibilité de l’électricité décarbonée (c’est le modèle de l’aluminium qui est aussi produit par électrolyse). A ce jour, les conditions de fonctionnement d’un tel marché international ne sont pas connues, tant sur les questions des coûts, de la disponibilité en volume et de la sécurité d’approvisionnement.

Motivations pour un investissement dans les carburants durables

Face aux défis industriels et énergétiques posés par la production de carburants durables, il est nécessaire de bien expliciter et partager les éléments de motivation justifiant les efforts d’investissement à consentir sur ce sujet en France et en Europe :

  • Le développement de carburants durables est d’importance majeure pour l’avenir du transport aérien international. Faute d’investissement à la bonne hauteur, les pays devront renoncer à leurs engagements de décarbonation ou aux échanges internationaux liés aucommerce, au tourisme, aux affaires, ou encore au rapprochement des familles et plus généralement des peuples.
  • L’accès aux carburants durables pourra devenir demain un enjeu important de la compétition internationale entre les pays, avec un impact sur le devenir du secteur aérien (aéroports, compagnies aériennes, constructeurs et chaines de fournisseurs associées). A terme, un marché international des carburants durables s’établira, à l’analogue de ce qui existe aujourd’hui pour le kérosène fossile. Néanmoins, l’offre en carburant durable sera inférieure aux besoins dans les trois prochaines décennies. Dès lors, les pays qui auront investi dans les technologies et les sites de production de carburants durables transformeront cet investissement en atout stratégique dans la compétition mondiale. Un investissement européen et national sur les carburants durables est le moyen de limiter une dépendance stratégique vis-à-vis d’une ressource difficile d’accès pour longtemps.
  • La maîtrise technologique d’une nouvelle filière industrielle de grande ampleur associée aux carburants durables se place au cœur des enjeux de réindustrialisation.
  • Outre les enjeux de décarbonation, une politique énergétique et industrielle ambitieuse permettant la production de carburants durables apportera aussi plusieurs bénéfices significatifs en termes i) de réindustrialisation avec le marché de l’emploi associé, ii) de richesse des régions accueillant les sites de production de carburant durable et enfin iii) de balance commerciale par la diminution des importations fossiles.

Orientations pour surmonter les défis de la production de carburants durables

Puisque les carburants de synthèse représentent une solution nécessaire, il convient d’identifier les orientations qui permettront de surmonter les défis posés par leur production :

  • Plus de 85 % de l’énergie nécessaire à la production de carburants durables est consommée par l’électrolyse pour la production d’hydrogène et la réduction du CO2 en CO. La première orientation porte sur le développement d’un portefeuille technologique robuste pour l’électrolyse : i) une accélération de la production de quelques GW d’électrolyseurs d’ici 2030-35 à partir des technologies existantes, ii) un investissement dans l’industrialisation de nouvelles technologies d’électrolyse plus performantes[12] et iii) un soutien aux recherches innovantes portant par exemple sur l’hydrogène naturel ou la plasmalyse (production d’hydrogène à partir du méthane).
  • Les technologies permettant la captation du CO2 commencent à être industrialisées. Une seconde orientation concerne la mise en place d’un soutien public aux développements qui permettront d’acquérir des technologies nationales pour une industrialisation performante de la captation du CO2.
  • La production de carburant de synthèse dans la bonne chronologie est un défi. Disposer dès 2035 d’un premier palier industriel est souhaitable pour être au rendez-vous de 2050. Face à une compétition internationale qui sera rude, la troisième orientation est de favoriser l’émergence d’un écosystème industriel européen puissant, apte à gérer dans la durée les investissements permettant l’accès aux ressources énergétiques et technologiques nécessaires.
  • L’accès à une électricité bas carbone et disponible en grande quantité est essentiel pour la production de carburants de synthèse, comme pour la décarbonation globale de nos économies. La quatrième orientation concerne une politique énergétique résolument orientée vers l’accroissement de la production d’électricité.

Un nouvel écosystème en devenir

Il est trop tôt pour savoir comment les carburants durables structureront l’écosystème du secteur aérien.

Jusqu’à ce jour, le secteur aérien repose sur le kérosène fossile, ressource identique et disponible sur tous les aéroports mondiaux. Le kérosène fossile est une commodité internationale, gérée par des énergéticiens permettant aux compagnies aériennes comme aux constructeurs d’avions de se concentrer sur leur seul cœur de métier.

Avec les carburants durables, le paysage change.

Les filières de production de carburant durable seront nombreuses et différentiées. Pour la sûreté des vols, chaque filière devra faire l’objet d’une certification internationale (donnée notamment par l’organisme américain ‘ASTM International’) attestant de la bonne performance technique. Ceci devra être complété par une certification des performances environnementales dans des cadres réglementaires qui dépendront des régions du monde. L’Union Européenne (UE) est ainsi plus prescriptive que les Etats-Unis. Le marché devient plus complexe et deux kérosènes durables peuvent être différents en performance carbone comme en prix.

L’architecture industrielle pour une production en masse de carburant durable est loin d’être établie. Il s’agit d’agréger les compétences multiples des pétroliers, des électriciens, de spécialistes de l’hydrogène, des fabricants d’électrolyseurs. Ceci concerne des sociétés comme EDF, TotalEnergies, ENGIE, Air Liquide, etc.

A court terme, les acteurs du secteur aérien (compagnies aériennes mais aussi constructeurs) et les énergéticiens (électriciens comme pétroliers) sont mobilisés pour identifier les pistes prometteuses et investissent sur les premiers projets de production pour en évaluer la performance technico-économique et les risques industriels associés. Le soutien de l’État et de l’Europe est essentiel pour que ces premiers projets aboutissent.

A l’horizon 2030 et au-delà, le schéma industriel pour la production de carburant durable est un sujet ouvert. Les énergéticiens pourraient se placer au centre de cet écosystème et agréger les compétences complémentaires nécessaires ; ils étendraient ainsi leur modèle d’affaire à la production de carburants durables. Mais de nouveaux acteurs peuvent aussi apparaitre au cœur de cet écosystème ; par exemple des ingénieries (des nouveaux venus ou de grands acteurs comme Technip Energies) pourraient coalescer de larges consortia (intégrant des énergéticiens et des clients) qui assureraient la production et la commercialisation de carburants durables.

Quel que soit le schéma, les compagnies aériennes et les plateformes aéroportuaires devront probablement s’impliquer plus directement dans l’amont de leur chaine de valeur. Elles développeront des stratégies d’approvisionnement dynamiques et engageantes auprès des producteurs de carburants durables. De manière plus prospective, les constructeurs pourraient aussi investir pour disposer d’un accès à du carburant durable et développer alors un modèle d’affaire où l’avion sera vendu avec un volume garanti de carburant durable.

Le rôle de l’État

Etant structurellement plus chers que le carburant fossile, les carburants durables ne peuvent faire l’objet d’un marché viable que dans un cadre réglementaire portant les exigences politiques d’une trajectoire de décarbonation. C’est la voie dans laquelle s’engagent les Etats européens avec la Commission. Ce cadre réglementaire devra être stable et préserver les entreprises européennes d’un dumping environnemental. Il s’agit là d’un enjeu stratégique justifiant dans la durée une mobilisation forte de l’État sur le plan national, européen et international.

L’État a un aussi rôle important dans l’établissement à court terme des conditions favorables à un futur marché viable des carburants durables :

  • La politique énergétique est certainement la première des conditions à satisfaire : un mix électrique bas carbone robuste et suffisant, ciblant un quasi-doublement de la production d’électricité non carbonée à l’horizon 2050 (dont une dizaine de pourcent serait destinée au transport aéronautique), est un axe à la fois nécessaire et sans regret pour assurer la décarbonation de la France, son attractivité industrielle et sa sécurité énergétique.
  • Un soutien financier de l’Etat, dans un cadre européen facilitateur, aux premiers projets industriels de production de carburants durables est essentiel pour porter à la bonne performance les technologies sous maitrise nationale. En parallèle, la politique de recherche devra investir dans le portefeuille des technologies clefs permettant de maintenir dans la durée la filière industrielle nationale et européenne au bon état de l’art.
  • L’ambition du déploiement d’une filière industrielle pose très en amont la question des ressources humaines et donc des enjeux importants associés à la formation et l’attractivité des jeunes et des talents étrangers. Susciter l’intérêt pour les métiers de l’industrie, assurer une formation adaptée pour les nouvelles générations d’étudiants, recruter des ingénieurs et des techniciens sur le marché international de l’emploi seront autant d’enjeux centraux pour l’É

Conclusion

Passer pour l’aviation d’un écosystème fossile à un écosystème durable est un objectif qui présente de sérieux défis.

Ces défis portent sur le déploiement à grande échelles de nouvelles technologies, sur de nouvelles organisations industrielles, sur des ajustements du marché et de l’économie du secteur, sur un accès massif aux énergies bas carbone, sur l’établissement de cadres réglementaires cohérents et stables à l’échelle européenne et internationale, etc.

Une telle structuration du marché et de l’architecture industrielle requiert une phase transitoire qui pourrait durer plusieurs décennies.

Toutefois, la décarbonation de l’aviation ne doit pas être considérée comme un objectif trop ambitieux. Elle s’inscrit en effet dans le droit fil de la révolution industrielle et énergétique nécessaire pour décarboner notre société européenne dont les trois quarts de la consommation énergétique[13] reposent encore sur les ressources fossiles.

Daniel Iracane et Bernard Tardieu.

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[1] Données Chiffres clés du climat – France, Europe et Monde – Édition 2023 ; la part due au secteur aérien et maritime inclut le transport international.

[2] On parle de « carburant d’aviation durable ou CAD » en français et « Sustainable Aviation Fuel ou SAF » en anglais.

[3] A titre d’illustration, le bilan carbone des carburants durables permettra de ramener les émissions carbone par passager d’un aller-retour Paris/New-York aux émissions d’un aller-retour de Paris à Bordeaux dans une voiture avec deux personnes.

[4] Depuis 1950, la population mondiale a cru d’un facteur 3 et le produit mondial brut d’un facteur 20.

[5] Règlement (UE) 2023/2405 du parlement européen et du conseil, octobre 2023, relatif à l’instauration d’une égalité des conditions de concurrence pour un secteur du transport aérien durable (ReFuelEU Aviation) https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=OJ:L_202302405

[6] Règlement (UE) 2023/1805 du parlement européen et du conseil du 13 septembre 2023 relatif à l’utilisation de carburants renouvelables et bas carbone dans le transport maritime ; https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=OJ:JOL_2023_234_R_0002

[7] Les améliorations techniques ont permis de décroître de 54 % la production de CO2 par passager.km : entre 1990 et 2018, l’empreinte par passager est passée de 240 gCO2/passager.km à 110 gCO2/passager.km à l’échelle mondiale. Elle est aujourd’hui de 96 gCO2/passager.km en Europe.

[8] Rapport de l’Académie des technologies sur la décarbonation du secteur aérien par les carburants durables https://www.academie-technologies.fr/wp-content/uploads/2023/03/Rapport-decarbonation-secteur-aerien-production-carburants-durables-AT-Mars-2023.pdf, Mars 2023

[9] Les Etats-Unis investissent de l’ordre d’un milliard de dollars pour un site industriel au Texas pour le passage à grande échelle de ces technologies.

[10] Un carburant de synthèse produit sur le réseau électrique français émettra 10 fois moins de CO2 qu’un carburant fossile. Le même carburant de synthèse produit sur le réseau électrique allemand émettrait aujourd’hui deux fois plus de CO2 qu’un carburant fossile.

[11] La stratégie électronucléaire – Progressistes pour la social-démocratie (progressistes-socialdemocratie.eu)

Pour-une-politique-energetique-sociale-ecologique-et-europeenne-v2.pdf (progressistes-socialdemocratie.eu)

[12] Par exemple, l’électrolyse à haute température, en cours d’industrialisation par la société Genvia, permettra d’économiser 20 % de la consommation électrique nécessaire à la production d’hydrogène.

[13] BP statistical Review of World Energy, Juin 2021, 70th edition

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